Comme Victor Frankenstein, Jannik Sinner a animé un « monstre ». Comme dans le chef d'œuvre de Mary Shelley, la créature a fini par causer la perte de son créateur. Après avoir perdu la deuxième manche de son troisième et dernier match de poule du Masters contre Holger Rune, l’Italien, déjà qualifié pour les demi-finales grâce à ses succès contre Stéfanos Tsitsipás et Novak Djokovic, aurait pu laisser couler. Mais non. Compétiteur dans l’âme, il n’a rien lâché, malgré des signes de douleur au dos, pour sauver une balle de break à 6-2, 5-7, 3-4 et s’imposer 6-2, 5-7, 6-4. Un succès qui a éliminé le Danois, et ramené Novak Djokovic à la vie. En le rendant encore plus déterminé.
Pourquoi Sinner aurait-il dû perdre contre Rune
En cas de défaite contre Rune, Sinner aurait provoqué l’élimination de Djokovic. Quatre jours plus tard, le Transalpin s’est incliné 6-3, 6-3 en finale face au monument serbe, qui ne s’est pas montré ingrat. « Évidemment, merci à Sinner de m’avoir permis d’atteindre les demi-finales », a-t-il déclaré en conférence de presse après son septième sacre dans les ATP Finals. De quoi devenir seul détenteur du plus grand nombre de titres dans cette compétition, avec une unité de plus que Roger Federer. Pour certains, Sinner a donc fait une erreur grossière en permettant à Djokovic de rester en lice. Pour d’autres, non.
L’argument principal du premier postulat étant que l’actuel 4e de la hiérarchie planétaire, pour se donner plus de chances de soulever la coupe, n’aurait jamais dû manquer l’occasion d’éliminer Djokovic. Le favori du tournoi. Le joueur le plus couronné de l’épreuve (encore à égalité avec Federer à ce moment-là). L’homme déjà assuré de terminer une saison numéro 1 mondial pour la 8e fois, exploit que seul Steffi Graf avait déjà accompli dans l’histoire du tennis. Le joueur aux 24 tournois du Grand Chelem remportés en simple, un record dans l’ère Open. Sinner a eu l’occasion de couper les ailes de Djokovic, il ne l’a pas fait.
Menacée d’être transformée en Venus de Milo, la statue « Nole » a finalement retrouvé sa liberté pour porter sa flamme au plus haut. D’autres, à la place du protégé de Darren Cahill, n'auraient eu aucun scrupule à garder le polo sec dans le dernier set face à Rune. En 1980, par exemple, Ivan Lendl n’avait pas forcé - euphémisme - contre Jimmy Connors. Afin d’éviter Björn Borg en demi-finale pour le laisser celui-ci à « Jimbo », et affronter quant à lui Gene Mayer. Tactique payante pour atteindre la finale, mais l’agélaste des courts s’y était finalement incliné devant « Iceborg », et avait été qualifié de « poule mouillée » par Connors. Surnom qui lui a volé dans les plumes jusqu’à Roland-Garros 1984, lieu et date de son premier titre en Grand Chelem.
Autre point en faveur du « Sinner aurait dû perdre contre Rune pour maximiser ses chances de titre » : c’est une tâche herculéenne que de devoir vaincre un monstre deux fois. Surtout dans un même tournoi, à quelques jours d’intervalle. A fortiori un Djokovic dans un autre état d’esprit après avoir reçu une deuxième vie ; comme s’il était (re)devenu invincible. « Je dois un peu remercier Jannik, a déclaré Goran Ivanišević, coach du surnommé "Djoko", dimanche soir. Dès que Novak a été qualifié pour les demi-finales, j’ai su qu’il allait gagner le tournoi. Sa mentalité avait changé. Le vrai Novak était arrivé. Celui avec qui personne ne peut rivaliser. »
Pourquoi Sinner n’a pas voulu perdre contre Rune
Mais ça, c’est une vision extérieure. Principal intéressé, et joueur de très haut niveau, Sinner a très probablement raisonné différemment. « Si j’ai battu Djokovic mardi, je peux très bien le refaire dimanche », a-t-il dû se dire. À raison. S’il ne croyait pas en lui, il n’aurait aucune chance d’y arriver. Et, avant-même de penser à la finale, l’idole des « Carota Boys » avait plusieurs motivations pour mouiller la chemise face à Rune. Le classement et les pépètes, pour commencer. En mettant les points sur les i contre l’élève de Boris Becker, Sinner a ajouté quelques barres dans son compte en banque : 390 000 $ la victoire en poule. Et 200 points ATP, soit presque autant qu’un titre en ATP 250.
En outre, Sinner était chez lui, en Italie, devant 15 000 fans du Pala Alpitour de Turin prêts à se détruire la gorge et les mains pour lui. En étant soutenu par une telle ferveur, difficile de ne pas donner son maximum ; de répondre à l’amour du stade par une combativité mollassonne. Autre argument de poids, l’importance des rivalités. Avant la semaine passée, Sinner s’était incliné deux fois en autant de matchs contre Rune. Un adversaire de sa génération qu’il devrait croiser de nombreuses fois au cours de la prochaine décennie, potentiellement pour des trophées rutilants.
« Je n’avais jamais gagné contre lui, a d’ailleurs souligné Sinner à l’issue du duel. C’est bien de l’avoir battu au moins une fois désormais. C’est une bonne victoire, positive. » Un troisième revers aurait pu donner un peu trop de confiance à Rune en vue de leur rencontre suivante. Avoir un ascendant, ou le réduire, est essentiel dans les face-à-face. Pour cette raison précise, Djokovic déjà qualifié lors du dernier match de poule du « tournoi des maîtres » l’an passé, s’était arraché pendant 3h11 - 6-3, 6-7⁵, 7-6² - afin de venir à bout d’un Daniil Medvedev n’ayant, lui, plus aucune chance de poursuivre son aventure.
« Medvedev est parmi mes plus grands rivaux de ces dernières années, avait expliqué Djokovic après l’empoignade. Je voulais gagner, peu importe si j’étais déjà en demi-finales et lui déjà éliminé. Ça n'avait aucune importance. On veut toujours gagner l’un contre l’autre. Je ne voulais pas perdre contre lui. » Et si Sinner n’a pas fait de calculs face à Rune, c’est que ce n’est sans doute pas dans son état d’esprit. Respecter les « valeurs du sport », bien que cette expression soit un peu fourre-tout, est important à ses yeux. Enfin, Jannik Sinner n’est pas effrayé par les monstres - « Je n’ai pas peur de ces matchs », avait-il déclaré après sa défaite contre Novak Djokovic en demi-finale de Wimbledon. Son but est d’en devenir un.
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