Rafa et moi

28 mai 2024 à 11:29:51 | par Eli Weinstein

Rafael Nadal pourrait bien avoir disputé son dernier Roland-Garros. Dans tous les cas, il est, et sera toujours, le meilleur joueur de tous les temps à avoir évolué sur la terre battue parisienne. Il faut lui rendre hommage. Mais comment ? Comment ne pas être redondant ? Très simple, il suffit de faire comme Rafa et laisser parler le coeur.

Il m’a été demandé d’écrire un article en hommage à la carrière de Rafael Nadal à Roland-Garros, au cas où il aurait disputé son dernier match sur le court Philippe-Chatrier. Rien que ça. La mission, à première vue, peut sembler compliquée, voire accablante. Mais c’est assez rapidement que j’ai compris comment j’allais procéder. Il suffisait tout simplement de s’inspirer du champion qu’est Nadal sur et en dehors du court. 

Alors comment faire pour parler de quelqu’un qui, à chaque départ de Roland-Garros (souvent le dernier dimanche du tournoi), prend le temps d’aller de bureau en bureau dans le service dédié aux joueurs pour saluer toutes les personnes qui, justement, lui ont rendu service à maintes et maintes reprises ? Elles ne faisaient que leur métier, mais au vu de la gentillesse de la personne qui se trouvait face à elles, le faisaient sans doute avec un je-ne-sais-quoi supplémentaire d’attention particulière. Chaque jour, les requêtes varient entre des demandes de places, de voitures, des réservations au restaurant, des prises de rendez-vous chez le coiffeur. C’est une conciergerie XXL dont bénéficient les joueurs mais ça, Rafael Nadal ne l’a jamais pris pour acquis. Il faut donc s’inspirer de lui et parler avec le coeur.

Aujourd’hui, alors que je sais que je ne verrai peut-être plus jamais Rafael Nadal disputer un match de tennis professionnel sur les courts de Roland-Garros, je suis tout simplement triste. Quoi de plus normal ! Je l’ai vu débarquer, le « chico » de Manacor. C’était en 2005. Il n’avait que 19 ans. Perso, je n’en avais que dix de plus. Je n’étais plus un bébé, mais pas loin. Lui, en revanche, en était bel et bien un. Avec son débardeur vert, pantacourt blanc et cheveux au vent, il avait conquis le coeur de tout le monde.

En 2005, il arrive à Roland-Garros avec cinq titres acquis sur la "Tierra batida"

Avec ce look d’ado rebelle, on découvrait également un « espíritu de lucha » hors du commun. Il courait partout, glissait, tombait, se relevait et, surtout, gagnait. Je sais, c’était il y a longtemps, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Tout n’était pas encore parfait, mais tout le monde, Lars Burgsmüller le premier, avait compris qu’on avait affaire à un phénomène. Souvenez-vous. 

Le grand public venait de découvrir cet extraterrestre, mais le monde du tennis savait déjà que la tempête méditerranéenne Rafa arrivait. Elle devait en fait déjà surgir en 2004. Mais après avoir battu Richard Gasquet cette année-là, à Estoril - la première victoire d’une série de 18 matches sans défaite face au Français -, Nadal avait dû déclarer forfait pour le reste du tournoi, ainsi que pour Roland-Garros et Wimbledon. Sans doute un mal pour un bien, même si le futur GOAT, déjà ultra à l’aise sur terre battue, sa surface préférée, celle sur laquelle il est né et où il a été formé, n’avait qu’un rêve : fouler les courts de Roland-Garros. Il allait donc devoir patienter un an de plus avant de pouvoir enfin réaliser son rêve de gosse. A la différence près que cette fois (en 2005), il allait arriver plein de frustration et avec l’envie de tout casser. Pardonnez-moi le cliché, mais il était comme un taureau qui vient de rentrer dans l’arène.

Rafael Nadal attendait avec impatience ce premier Roland-Garros, mais le monde du tennis aussi. Tous savaient qu’il était devenu très fort, très vite et, surtout, qu’il était déjà ultra compétitif sur terre battue. 

En 2005, il arrive à Roland-Garros avec cinq titres acquis sur la « Tierra batida". Parmi ceux-là, il y a ses premiers titres à Monte-Carlo (qu’il remportera 11 fois au total) et Rome (qu’il remportera 10 fois). La suite, on la connaît, avec Zizou qui lui remet la Coupe des Mousquetaires et puis, en avant Guingamp ! Pour la petite histoire, cette année-là, j’avais eu le privilège de faire une interview avec Zidane, dans la loge de son sponsor, à l’abri de tous les regards. Un moment délicieux, seulement sept ans après ZE titre et un avant ZE « coup d’boule ».

Depuis, Rafa a toujours gagné. A l’exception de 2009 où il a chuté sur le sympathique et charmant Robin Söderling. Son pote, Roger Federer, le vengera en finale en s’adjugeant son unique titre à Paris. Il faut dire qu’il s’est fait découper par Rafa toutes les autres fois. D’ailleurs, si le phénomène Nadal n’avait pas existé, qui sait combien de Roland-Garros Roger Federer aurait remporté ? Mais avec des si, on mettrait le Philippe-Chatrier en bouteille. 

Revenons à notre champion. Ce qu’il a réalisé sur le court Philippe-Chatrier est incommensurable, inégalable, indescriptible, surréaliste, dingue, ouf, unique, extraterrestriel (pas certain que ce dernier adjectif en soit vraiment un, mais je trouve qu’il décrit parfaitement l’immensité de l’exploit). Ce n’est pas moi qui dis ça, mais bel et bien les plus grands champions. Après un énième match face à Nadal (ils en ont disputé 59), Novak Djokovic  avait dit qu’« affronter Rafa sur le court Philippe-Chatrier était peut-être le plus grand challenge du sport moderne ». Ça, c’est du compliment, qui plus est, de la part de son meilleur ennemi. Boris Becker a dit : « Gagner Roland-Garros une fois est presque impossible (pour lui, ça l’a été), le gagner cinq fois est impossible. Alors le gagner dix fois, il n’y a pas de mot. » Jim Courier s’était également exprimé à l’occasion de la « decima », avec les mots suivants : « Voir un homme remporter autant de fois ce tournoi, qui est tellement dur physiquement et mentalement, face aux meilleurs comme Novak Djokovic, Roger Federer, Andy Murray ou Stan Wawrinka, est digne d’un extra-terrestre. » J’ai toujours su qu’avec Jim, on avait autre chose en commun que le simple coup droit. Andreï Medvedev, finaliste ukrainien en 1999 face à Andre Agassi, l’a quant à lui comparé à Michael Jordan.

Les bouteilles sont, bien sûr, alignées en direction, non de la Mecque, mais plutôt vers Manacor.

Michael Jordan, rien que ça. Mais oui ! Comment peut-il en être autrement ? Rafael Nadal est le Michael Jordan, le Michael Phelps ou encore le Tiger Woods de la terre battue. Lorsque le speaker de Roland-Garros énumère les années où l’Espagnol a été couronné, ça en devient comique tant il y en a à citer. Une demi-heure plus tard, c’est terminé. En général, cette lecture de palmarès se fait au moment de la présentation des joueurs, pendant l’échauffement. Si l’adversaire comprend le Français, il peut alors perdre le match à ce moment précis.

Mais tout ça, c’est désormais terminé. Plus de « banana shot » en bout de course côté coup droit. Fini les « Vamos ! » rageux à l’issue d’un point  incroyable remporté par Rafa, sur un énième coup gagnant exceptionnel, que ce soit du fond ou au filet, zone où il est très performant. Tout ça va nous manquer cruellement, au même titre que tout ce qu’il fait avant, pendant et après un match. 

On la connaît tous, cette routine qui démarrait par des petits sprints dans le vestiaire. Puis les montées de genoux dans le couloir en attendant de rentrer dans l’arène. A l’entente de son nom, on avait l’habitude de le voir entrer sur le court, raquette en main, saluant le public de la main droite avant de baisser la paume de sa main droite vers le sol de manière nonchalante. Après arrivait le moment de l’installation sur la chaise, avec une serviette au sol pour poser le sac dessus sans qu’il ne se salisse. 

Les bouteilles sont, bien sûr, alignées en direction, non de la Mecque, mais plutôt vers Manacor. Il boit son dernier coup d’eau avant de rejoindre le filet pour le toss, où bien souvent, l’arbitre et son adversaire l’attendent depuis un petit moment. S’il remporte le tirage au sort, il choisira souvent de recevoir, sourira pour la photo, souhaitera bon match à son adversaire et repartira au fond du court en sprintant avec des petits changements de direction. Ensuit le match se joue, il gagne - jamais rapidement -, il s’approche du filet en enlevant son bandana et en remuant la tête tel un mannequin sortant de l’eau dans une pub pour parfum. La poignée de main avec l’adversaire est toujours pleine de respect avec, pour la plupart d’entre eux, un petit mot sympa. L’arbitre reçoit aussi sa poignée de main et son « Thank you », « Merci » ou « Gracias » selon sa nationalité. Puis, il retire son haut plein de sueur et enfile une veste de survêtement sans remettre de t-shirt, défait ses lacets, range un peu autour de lui avant de prendre ses affaires pour les reposer quelques mètres plus tard afin de répondre - en français depuis quelques années - aux questions de l’interview d’après-match.

Quand je vous dis que cela va me manquer ! Franchement, on ne peut pas dire de tous les joueurs qu’on se souvient de leur moindre habitude de match ! Et encore, je n’ai même pas mentionné le « non-marcher » sur les lignes invisibles, l’essuyage de la ligne de fond de court avec le pied, le replacement des bouteilles après chaque gorgée, le fait de laisser passer l’adversaire devant à chaque croisement au filet lors des changements de  côté, le dépôt de la serviette avec minutie dans les bacs prévus à cet effet, en s’assurant qu’il n’y ait jamais de fil qui dépasse de celle-ci. Si c’est le cas, soyez sûr qu’il l’arrachera. Toutes ces habitudes ne sont pas des signes de démence, mais avant tout des moyens de rester bien concentré dans sa bulle. Je pense sincèrement qu’il se moque que sa serviette ait un fil qui dépasse, ou que ses bouteilles soient positionnées à équidistance du soleil, de la lune et de Manacor.

Cette robotique dans les mouvements, les tics et les tocs, avaient commencé à en exaspérer certains. Forcément, si vous n’êtes pas un vrai fan de l’Espagnol, toute cette mise en scène peut finir par agacer. Mais je suis persuadé qu’eux (les non lovers) finiront par le regretter. Pour l’instant, ils sont encore dans le ras-le-bol de cette domination sans commune mesure et dans le désir de laisser gagner les autres.

Pourtant, ce à quoi nous avons assisté toutes ces années n’arrive qu’une fois dans l’histoire. C’est tombé sur notre génération. Quelle chance nous avons eue ! Mais maintenant, tout cela est terminé. Mesdames et messieurs, rendez-vous compte qu’avec le départ à la retraite de Rafael Nadal qui se rapproche, vous venez de prendre vingt ans. Car si vous vous souvenez du premier jour, c’est alors une grande page de votre vie qui va se tourner. Peut-être êtes-vous devenu papa comme Rafa. Peut-être vous êtes-vous marié comme Rafa. Peut-être êtes-vous aussi parti à la retraite, comme Rafa.

C’est avec une énorme nostalgie, alors qu’hier il alignait encore des coups droits gagnants sur le court Philippe-Chatrier, que je m’apprête à dire au revoir à cet immense champion. Merci Rafa pour toutes ces émotions que tu nous as procurées. Merci pour ton attitude toujours irréprochable. Merci pour ton exemple de professionnalisme sur et en dehors du court. Merci de faire l’effort de me saluer lorsqu’on se croise, à Roland-Garros ou ailleurs. Ça fait partie des petites attentions qui te distinguent assurément des autres. 

Cette défaite face à Zverev au premier tour reste anecdotique. On retiendra qu’il est revenu dire au revoir comme il se doit à son public, à son court, à son tournoi.

Gracias señor, y hasta la próxima.

 

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