Le tennis et le film documentaire font rarement bon ménage. Comme le tennis et la fiction d’ailleurs. Ou même plus largement le cinéma et le sport. On verse souvent dans la com’, la caricature ou dans la maladresse. Mais à toute règle, ses exceptions. On peut citer pèle-mêle : The French de Williams Klein sur les coulisses de l’édition 1982 de Roland-Garros; L’empire de la perfection (2018) de Julien Faraut, dissection au scalpel de la technique de John McEnroe; Being Serena (2018), où la cadette des Williams fend l’armure, une série à ne pas confondre avec le film baptisé Serena datant de 2016 et sans grand intérêt. On peut également conseiller “Resurfacing” qui suit la convalescence et la rééducation d’Andy Murray (2019) où affleure la peine d’un champion -et d’un amoureux fou de son sport- qui sent sa fin approcher. Côté fiction, arrive Cinquième set de Quentin Raynaud, le 2 décembre prochain, précédé d’un bouche-à-oreille plutôt flatteur.
Guillermo Vilas, un classement contesté, disponible sur Netflix depuis le 27 octobre, est à ranger dans cette catégorie des exceptions. C’est même une pépite dans la forme -quel merveilleux travail d’archives !- et dans le fond. Le film raconte la folle démarche d’un vieux routier argentin du journalisme tennis, Eduardo Puppo, pour démontrer que l’ATP a failli dans le calcul du classement mondial au cours des années 70, entrainant une injustice historique: Guillermo Vilas n’a jamais été numéro un mondial alors qu’il aurait dû. Puppo va se jeter corps et âme dans cette bataille, tel un Don Quichotte face aux moulins à vent que sont des milliers de résultats de matches, un duel inégal qui va le mener jusqu’à la dépression. Heureusement, il sera accompagné dans ce travail de bénédictin par Marian Ciulpan, un ingénieur informaticien roumain installé en Australie, rencontré par le biais d’un forum sur Internet.
Sur les 280 classements qui auraient dû être publiés entre août 1973 et décembre 1978, l’ATP n’en a réalisé que 128, ce qui créé une vision tronquée de la réalité dans un sport rythmé par des résultats hebdomadaires. En 1975 notamment, Jimmy Connors est en tête des 13 classements rendus publics. Et par défaut, il occupe aussi la première place les semaines où le classement n’est pas réalisé. C’est là que le bât blesse, surtout quand on sait aussi que le différentiel de points entre l’Américain et l’Argentin, calculé à l’époque à la moyenne, est parfois infime : 0,19. Si l’on en croit le travail -scientifique- de Puppo et Ciulpan, Vilas aurait dû être numéro un mondial cinq semaines, à partir de septembre 1975, puis deux autres semaines, en 1976.
N’avoir jamais été consacré par l’unique juge de paix qu’est le classement ATP demeure un drame intime pour le champion argentin. En particulier pour l’année 1977, l’une des plus folles pour un champion de l’ère Open, avec deux trophées en Grand Chelem (Roland-Garros et l’US Open), une finale (l’Open d’Australie), 14 autres titres et cinq finales! Avec un tel palmarès aujourd’hui, Vilas terminerait la saison numéro un avec plus d’un millier de points d’avance sur son dauphin. Mais en cette année 1977, avec ce satané calcul à la moyenne, favorisant ceux qui jouaient moins, Vilas n’a donc jamais dépassé la deuxième place, victime de son stakhanovisme et de ses 150 matches disputés (oui, vous avez bien lu) pour 136 victoires.
Réparer ce préjudice est devenu le cinquième set de la vie de Guillermo Vilas. Fort des conclusions de Puppo, l’Argentin a entamé des démarches auprès de l’ATP afin d’être réhabilité, une procédure encore en cours. Jusqu’à présent, l’organisme qui administre le circuit masculin a fait la sourde oreille. Chris Kermode, son ex-président, explique qu’on ne peut réécrire l’histoire :
"Si Vilas avait été, à un moment, numéro un, les tableaux des tournois suivants n’auraient pas été les mêmes en vertu de l’ordre des têtes de série. Deuxième argument: accepter la requête de Vilas ouvrirait la porte à d’autres réclamations du même genre."
Cette affaire, racontée comme une enquête policière, est le fil rouge d’un film dont le propos est bien plus large. Voilà avant tout l’histoire de deux hommes reliés par l’admiration de l’un pour l’autre, et qui, au fil du temps et de ce combat désormais commun, vont devenir des proches. Un film aussi pour raconter la vie de Vilas, enfant de la bourgeoisie de Mal Del Plata, happé par ce tennis qui deviendra son obsession et le hissera au rang d’icône au pays du football roi. Il fut ainsi le premier Argentin à s’imposer en Grand Chelem, champion aux 62 titres dont quatre Majeurs, 42 finales et une improbable série de 46 matches sans défaite sur terre battue en 1977, interrompue à Aix-en-Provence par ce diable d’Ilie Nastase et sa raquette à double cordage, d’ailleurs interdite dans la foulée.
Le récit repose notamment sur les 46 cassettes audio que l’Argentin a enregistrées pour se raconter, entre 1973 et 1979. La mémoire d’une bande magnétique -et la douce voix du champion qui avec- en lieu et place de sa propre mémoire puisque Vilas, souffre désormais d’une maladie cognitive. Les dernières scènes du film, où Eduardo va rendre visite à son ami à Monte-Carlo où il réside désormais, sont bouleversantes. Willy, comme le surnomme affectueusement l’Argentine, n’est plus qu’un vieux monsieur, malgré ses 68 ans, dont le regard tendre se perd quelques fois.
On (re)découvre Vilas, la bête physique, ce bras gauche hypertrophié, un marathonien des courts notamment façonné par Ion Tiriac au prix d’un travail parfois inhumain, pionnier avec son ami Björn Borg d’un professionnalisme maladif et surtout de l’apport du lift dans le jeu. Le film (re)dévoile aussi l’autre Guillermo, celui de la vraie vie, solitaire, curieux des livres, musicien, poète à ses heures comme Antonin Artaud, l’un de ses auteurs de chevet. Un homme qui s’offre d’autres horizons que “cette vie d’esclave qui ne vaut pas le coup d’être vécue” comme lui dira son père à Melbourne au soir de sa victoire à l’Open d’Australie 1979.
L’introduction du film se termine par ce commentaire : on dit qu’il est déraisonnable de vouloir changer le passé. Mais quelqu’un peut-il aller contre son histoire ? Et la voix de Vilas qui enchaine :
"Certains pensent que n’importe qui peut écrire l’histoire. Mais c’est le temps qui l’écrit. Le temps te donne tout. "
Puisse-t-il, alors, offrir à Guillermo Vilas ce qui lui revient de droit.
Vilas, un classement contesté de Mathias Gueilbert. Durée 1h35. Netflix.
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