Vous êtes organisateur d’une course. Quelques semaines avant le départ, vous annoncez à certains qu’ils s'élanceront au volant de Formule 1. Aux autres, vous donnez une vulgaire paire de patins à roulettes. Inévitablement, et logiquement, des voix vont s’élever pour protester contre l’injustice. De façon moins caricaturale, c’est ce qu’il se passe actuellement en Australie. Pendant que la quasi-totalité des joueurs sont en quarantaine à Melbourne, une poignée jouit de conditions plus favorables. Expliquant que le quota d’invités autorisés dans la capitale de l’État de Victoria était atteint, Craig Tiley, directeur de l’Open d’Australie, a demandé à Adélaïde d’accueillir quelques uns des meilleurs joueurs du monde : Serena Williams, Novak Djokovic, Simona Halep, Rafael Nadal, Naomi Osaka et Dominic Thiem.
Engagés dans une exhibition, ceux-ci ont droit à un staff élargi pour les accompagner, et du partenaire d’entraînement initialement choisi pour la “bulle” de Melbourne. Par exemple, Serena est avec sa sœur, Venus, et Nadal en compagnie de Sinner. Le jeune italien étant dans un second temps ajouté à l'exhibition, comme Ashleigh Barty (résidante australienne, celle-ci n'a cependant pas à subir les contrainte de la bulle). Une situation qui fait grincer des dents jusqu’à les déchausser des gencives. “Cette annonce pour les tops 3, c’est un peu tombé du ciel, et c’est bizarre, pour ne pas dire plus, s’étonne Jérémy Chardy interrogé par L’Équipe. Ils pourront même bénéficier d’une salle de gym à l’hôtel, leurs séances physiques ne compteront pas dans la limite des 5 heures (de sortie autorisées, comme c’est le cas à Melbourne). Ils pourront presque vivre normalement. Déjà qu’ils ont beaucoup de privilèges… C’est bizarre pour un sport où on est censé être sur le même pied d’égalité.”
Le Palois est loin d’être le seul à rouscailler. Bon nombre de doigts tapotent sur les claviers pour envoyer tweets et messages Instagram. Notamment ceux placés en isolement strict. Cas contacts suite à un voyage sur un vol comprenant un test positif à l’arrivée à Melbourne, 72 joueurs et joueuses ont pour ordre de rester dans leurs chambres d’hôtel. Sans la moindre sortie, pendant 14 jours, depuis le week-end du 15 janvier. Le premier Majeur de la saison devant débuter trois semaines plus tard, le 8 février, ils sont donc contraints de passer les deux tiers du temps sans entraînement. “Victoria (Azarenka) était défaite (en apprenant qu’elle devait rester confinée), confie Dorian Descloix, coach de la Biélorusse, pour Court n° 1, podcast de RMC.
Ces inégalités qui divisent
“Le fait de ne pas toucher la raquette pendant 14 jours, ça va gâcher les cinq, six semaines de préparation foncière faites en amont, poursuit-il, pendant que les chanceux d’Adélaïde se préparent d’arrache-pied. Mentalement, c’est dur de se dire que les concurrents peuvent continuer à s’entraîner et peaufiner leurs jeux.” Une situation, presque ubuesque, inenvisageable quelques mois en arrière. Y compris pour Craig Tiley. “Vous ne pouvez pas demander aux joueurs de passer deux semaines en quarantaine, puis de sortir pour être prêt à disputer un tournoi du Grand Chelem”, assure-t-il à l’Australian Associated Press mi-octobre. Mais à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
Depuis fin septembre, le nombre de cas journaliers de coronavirus tend vers zéro sur l’île. Intransigeant dans ses protocoles, l’Open d’Australie ne prend aucun risque. Il tient à ne pas avoir le rôle du diable qui réintroduit l’enfer dans le pays. Quitte à créer des inégalités entre les joueurs. Presque philosophique, ce sujet dépend de la perception de chacun. Si Jérémy Chardy et d’autres estiment que la situation engendre des injustices, pour certains, elle n’a rien de scandaleux. Si Djokovic, Halep, Nadal, S. Williams, Thiem et Osaka jouissent de privilèges, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes.
Comme tous, ils ont commencé en bas de l’échelle. A force de travail pour concrétiser leurs talents en victoires, ils se sont fait une place sur le toit du monde. Leur statut de “privilégiés” ne leur a pas été donné. Ils l’ont gagné. Certes l'argument fonctionne un "tantinet" moins bien concernant le prometteur Sinner, qui n'en est encore qu'au début de sa carrière. Néanmoins, c’est de cette façon que Craig Tiley défend sa position. “J’ai la sensation que la bulle d’Adélaïde est perçue comme un traitement de faveur, a-t-il expliqué pour Wide World of Sports. Mais ce sont les meilleurs joueurs du monde. Si vous êtes au sommet du jeu, un vainqueur de Grand Chelem, c’est simplement dans la nature des affaires. Vous obtenez les meilleurs arrangements.”
Les meilleurs ont mérité leurs avantages
La polémique autour des avantages des cadors est récurrente dans le tennis. En 2018, par exemple, Roger Federer a été “attaqué”. On lui reprochait de jouer la grande majorité de ses matchs en night session à l’Open d’Australie. A la fraîche, pendant que les autres cuisaient en journée dans la fournaise de Melbourne. La pomme de la discorde est arrivée au pic de sa maturation lorsque le duel du Bâlois face à Jean-Lennard Struff a eu les honneurs du match en soirée au nez et à la barbe du choc entre Novak Djokovic et Gaël Monfils. Pourquoi ? Parce que Federer est une machine à faire tourner le business de son sport.
Par son statut, qu’il s’est bâti lui-même à coups de raquette, il est celui qui attire le plus de monde au stade. Les gens s’amassent devant leur écrans pour le regarder agiter sa mèche toujours impeccable sur le court. “Je comprends le débat, mais, d’une certaine façon, Roger (Federer) mérite ce traitement spécial, il fait partie des meilleurs joueurs de l’histoire, analyse Novak Djokovic, questionné sur le sujet des mois plus tard en conférence de presse du Masters 2018. Les gens veulent le voir jouer, sur le plus grand court, en prime time. Il est un moteur pour le tennis, que ce soit au niveau des revenus, du monde qu’il attire etc. Les autres joueurs moins bien classés (dont ceux qui ont critiqué ces privilèges) bénéficient aussi, par les retombées, de ce que Federer a fait pour le tennis.”
Dans cet éternel débat autour de l’égalité, la vérité n’est sans doute pas unique. Pour les uns, “la bande d’Adélaïde” jouit de privilèges inacceptables qui nuisent à l’équité sportive du prochain Open d’Australie. Pour les autres, les meilleurs joueurs de la planète méritent leurs avantages. S’ils entament la course au volant d’une Formule 1, c’est parce qu’ils ont passé des heures dans le garage, les mains dans le camboui, à l’assembler. Chacun, selon sa philosophie, son éthique, se placera d’un côté ou de l’autre de la balance pour prôner sa propre justice.
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