"Comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes ?" Au détour des lignes de son best-seller Les Fourmis, Bernard Werber reprend ce casse-tête. Seule piste, un énigmatique : "Il faut penser différemment." S'il avait eu ce bouquin entre les mains, Frank Hadow l'aurait sans doute posé. Un court instant. Juste le temps de résoudre le problème sans sourciller. Vainqueur de Wimbledon en 1878, le Britannique a marqué l'histoire du tennis grâce à un coup auquel nul n'avait songé avant lui.
Cultivateur de thé à Ceylan - l'actuel Sri Lanka - Frank Patrick Francis Hadow, 23 ans, est de passage à Londres en juillet 78. En vacances, détendu, il apprend la tenue de la deuxième édition d'un certain tournoi de tennis sur gazon qui n'en est encore qu'à ses balbutiements. Bien que vierge, selon la légende, de toute pratique de ce sport, le Britannique décide de s'inscrire. Tout comme l'un de ses frères, Alexander Astell. Après une entrée en lice tranquille, ce dernier tombe face à un joueur aussi ingénieux que son frangin : le Dr. Arthur Thomas Myers.
Wimbledon 1878, ou l'édition des inventeurs
Premier homme à servir en lançant la balle vers le ciel à une époque ou l'engagement "à la cuillère" règne, Myers affronte le deuxième Hadow du tableau en quart de finale. Là, malgré son avant-gardisme, le père du service frappé au-dessus de la tête ne peut rien. Il s'incline en trois manches. Tour après tour, rusé, Frank Hadow fait tomber ses adversaires comme des mouches. Sans perdre le moindre set, le novice qu'il est se retrouve en finale. Ou, plus exactement, en "Challenge Round."
Gagnant du premier Wimbledon de l'histoire l'année précédente, Spencer William Gore est directement qualifié pour l'ultime joute 78. Ce tenant du titre, lui aussi, est un esprit malin. Considéré comme l'inventeur de la volée, grand, solide comme un chêne et doté de bras interminables, il aime imposer son envergure d'albatros au filet. Un style alors controversé, perçu comme antisportif mais autorisé, qui lui vaut certaines critiques depuis son sacre. Le classique "C'est pas du jeu !" des mauvais perdants.
Frank Hadow, l'homme qui pensait différemment
Face à Frank Hadow, le match tourne au duel d'inventeurs. Si la hauteur de filet est égale à celle d'aujourd'hui en son milieu - 0,914 m -, elle culmine à 1,341 m aux poteaux. Dans ces conditions, difficile de tirer un passing. Par son physique et son adresse, Spencer Gore a des allures de mur infranchissable. Indestructible. Mais plutôt qu'essayer de le transpercer afin de le réduire en ruines, à l'instar de ses prédécesseurs, Hadow trouve une autre option. Il frappe en direction des nuages. Haut. Très haut. Le lob né. Pour espérer triompher, Spencer Gore doit tenter des smashs à répétition.
Un coup difficile à maîtriser dont il n'a aucune expérience. "L'invincible" est impuissant. Le jeune planteur de thé s'impose 7/5 6/1 9/7, étonné, paraît-il, que personne n'ait été assez malin jusqu'à présent pour trouver une astuce si instinctive et évidente à ses yeux. Alors que les autres, essayant de passer à droite ou à gauche de Gore, raisonnaient "à plat", en "deux dimensions", Hadow a su en exploiter une troisième. Une façon de penser qui l'aurait sans doute poussé à cogiter en 3 D pour placer ses six allumettes de façon à former un tétraèdre. Un tétraèdre régulier. À quatre faces triangulaires équilatérales et isométriques.
Bonus : parmi les joueurs actuels, Andy Murray est considéré comme le plus grand artiste du lob. Si plusieurs de ses œuvres sont compilées sur YouTube, sa pièce-maîtresse a été réalisée à Wimbledon. En 2015, en huitième de finale, l'Écossais est parvenu à dépiter Ivo Karlovic en passant la balle 6 fois au-dessus de ses 2,11 m.