Depuis lundi, Munich accueille comme chaque année son tournoi ATP 250 sur terre battue. Mais au début des nineties, la ville allemande était également le théâtre d’un évènement controversé : la coupe du Grand Chelem, créée chaque fin d’année pour concurrencer le Masters, et qui grâce à ses millions de dollars a divisé le monde du tennis pendant près d’une décennie. Retour sur les débuts difficiles de cette épreuve aux allures de cash machine.
Il aura fallu l’aide de l’arbitre Bruno Rebeuh et de Ken Farrar, le superviseur, pour les séparer. La table de marque affiche 6 points partout dans le tie-break du 3ème set. La volée de l’Américain Brad Gilbert est annoncée faute. Quelques secondes plus tard, le point lui est finalement accordé. Son compatriote et adversaire, David Wheaton, proteste. Les deux hommes s’approchent du filet, s’empoignent. Jusqu’à finir front-contre front, à deux doigts d’en venir aux poings. Une réaction disproportionnée ? « L’arbitre a juste fait une erreur à un millions de dollars », expliquera Wheaton après la rencontre, premier perdant, en demi-finale, de la nouvelle Coupe du Grand Chelem, créée cette année-là, en 1990. Aujourd’hui, la compétition n’existe plus. Mais à la fin des eighties, elle avait de quoi tendre l’atmosphère. Son prize money était le plus important jamais offert dans l’histoire du tennis : 6 millions de dollars au total, dont 2 pour le vainqueur, soit quatre fois plus que dans un tournoi majeur de l’époque. En cas de défaite au premier tour, la prime était tout de même de 100 000 dollars ; pour les rescapées, une loge privée et un chauffeur étaient mis à leur disposition pendant une semaine. L’idée ? Réunir en fin d’année, en indoor et sur surface rapide (moquette), les seize joueurs ayant réalisé les meilleures performances en Grand Chelem lors de la saison écoulée. Aucun point ATP ni même de titre officiel de carrière n’étaient offerts. « Notre arme est le billet vert, confessait Philippe Chatrier, alors président de le Fédération internationale de Tennis (ITF), instigatrice de l’évènement. Mais aujourd’hui, le dollar est roi et nous devons l’accepter… Que cela plaise ou non ! »
« Regardez les SDF »
Pour comprendre la venue au monde de ce nouveau tableau à élimination directe, il faut rembobiner deux ans en arrière. Le 30 août 1988, la chaleur est accablante sur le parking new-yorkais de Flushing Meadows. Hamilton Jordan, professeur, écrivain, expert économique et directeur exécutif de l’ATP, prend le micro, devant un parterre de journalistes : « Le tennis est la croisée des chemins ». Sur le fond, cette conférence de presse est l’occasion d’annoncer la formation d’un nouveau circuit professionnel. Son nom ? L’ATP Tour, en remplacement du Nabisco Grand Prix, du nom d’une entreprise agroalimentaire américaine spécialisée dans l’élaboration de biscuits, chocolat et autres type de friandises. Dès janvier 1990, après des mois de négociations acharnées, l’ATP chope IBM et Mercedes comme sponsors principaux, prend sous sa coupe l’exploitation commerciale de la majorité des tournois ; le calendrier est refondé, les droits TV explosent et le Masters, appelé désormais « ATP Tour Finals », offre la même quantité de points au classement que les épreuves du Grand Chelem, dernières miettes laissées à l’IFT. L’ancienne régisseuse exclusive du circuit, symbole du pouvoir en place, vient de perdre une lutte entreprise par les joueurs eux-mêmes. Pour se venger, celle-ci monte rapidement la coupe du Grand Chelem, en fin d’année, un mois seulement avant l’ATP Finals Tour de Francfort, quelques centaines de kilomètres plus loin, à Munich. Evidemment.
« Les prix de la coupe du Grand Chelem sont grotesques, pour le tennis en général, mais aussi politiquement : à l'heure où des centaines de milliers de réfugiés de RDA cherchent un travail et un logement, donner deux millions de dollars de prix au vainqueur d'un tournoi de tennis n'est pas bon pour notre sport », s’emporte dans l’Equipe Gûnther Sanders, le directeur exécutif de la fédération allemande. Outre le choix polémique de la ville, le tournoi divise ses propres acteurs. Lors de l’annonce de sa création, le chœur des joueurs avait été unanime pour la condamner. Pourtant, lors de sa première édition, trois seulement persistent dans le refus d’y participer : John McEnroe craint que les tennismen modernes deviennent des « putes », André Agassi parle d’un évènement « sans âme » quand Boris Becker juge la dotation « obscène » et« perverse ». Pour Yannick Noah, Thomas Muster ou encore Goran Ivaniševic, la tentation est en revanche trop forte. Jakob Hlasek, victorieux de Jimmy Connors au premier tour, explique : « Une fois sur le court, on ne pense pas à l'argent. Mais il serait idiot de dire qu'on n'y pense pas en venant jouer ce tournoi. Mon père a dû travailler vingt ans pour économiser les 300 000 dollars que je viens de gagner en un match ». Même esprit familial chez Ivan Lendl, éliminé en quart de finale. « J’attends mon deuxième enfant dans quelques mois, je vais devoir joindre les deux bouts, se disculpe dans Sports Illustrated celui qui dépasse alors les 15 millions de dollars de gains en carrière. C’est ma femme Samantha qui m’a poussé à jouer et je pense qu’elle a eu raison. On ne crache jamais sur quelqu’un qui essaie de vous donner de l’argent… Regardez les SDF ! »
Bermudes et faux certificat médical
En 1990, la victoire de Pete Sampras redonne un peu de prestige à la manifestation. Son adversaire, Brad Gilbert, qui doit sa place au forfait d’Agassi, n’hésite pas à dire que cette finale est le « sommet » de sa carrière. Il faut dire qu’il vient de gagner en une semaine le cinquième de des revenus totaux sur la période 1981-1995, en simple et en double. Des chiffres à faire saliver… Boris Becker dès l’édition suivante. L’an passé, le champion allemand avait boycotté l’épreuve. En décembre 1991, non seulement il se rend à Munich mais il défend l’épreuve. « Ce tournoi est une grande chance pour l’Allemagne, pour promouvoir notre tennis auprès de jeunes. Et je pense que si je n’y prends pas part, les tribunes vont être vides », argumente-t-il dans l’Equipe. Avant de concéder : « Deux millions de dollars, c'est toujours beaucoup trop ! C'est disproportionné par rapport aux autres tournois de l'année. Je sais, on va me dire, moi qui suis le joueur qui gagne probablement le plus d'argent sur le circuit, que je suis mal placé pour parler de ça. Mais tant pis, c'est comme ça, que puis-je faire d'autre que le regretter ? » Victime d’un virus au dernier moment, il finit néanmoins par déclarer forfait.
Un an plus tôt, Andre Agassi jette l’éponge en raison d’un souci de santé imaginaire. Comprendre : après avoir annoncé publiquement son boycott, l’IFT le menace en conséquence d’une amende et d’une suspension pour les trois prochains Grands Chelems. Têtu, le Kid de Las Vegas déniche alors un médecin pour lui délivrer un faux certificat médical. Le but ? S’excuser officiellement de son absence et éviter ainsi les sanctions. Problème : lors d’un diner en famille dans un restaurant de Saint Petersburg, le clan Agassi évoque la supercherie alors que Barry Lorge, chef des sports du San Diego Union, est assis à une table voisine. Dès le lendemain matin, l’information est publiée ; Agassi reste finalement chez lui mais annonce d’ores-et-déjà sa présence pour l’année prochaine. Pour ne pas faire de vagues. « Si les résultats me le permettent… Mais je suis sûr que si je me fais éliminer au premier tour de Wimbledon en juillet prochain, ils penseront que je l'aurais fait exprès », ironise-t-il. Et de poursuivre la « résistance » à sa manière : « Pour bien montrer que je suis contre ce tournoi, j'ai décidé de ne pas toucher les prix qui y seront distribués, quels qu'ils soient, et de les donner à une œuvre de charité. » Comme Pat Rafter, finaliste en 1998, un an avant la mort officielle de la coupe du Grand Chelem pour fusionner avec le Masters. Un pécule reversé aux enfants malades des Bermudes. « Je n’ai pas besoin de cet argent, que ferais-je d’une belle voiture, image l’Australien dans the Independent. Je vis aux Bermudes. Là-bas, la vitesse est limitée partout à 35km/h et rouille trop rapidement à cause de l'eau salée. Quand j’y suis, je loue une mobylette. Et c’est bien comme ça ».
« Le naufrage spirituel de notre époque »
En 2004, David Wheaton est un retraité heureux. Lui aussi a décidé de reverser la plupart de ses revenus en carrière à une cause qui lui tient à cœur : l’organisation de séminaires religieux à destination des enfants de chœur de Minneapolis. Pour les sauver, dit-il, du « naufrage spirituel de notre époque ». « Sans les deux millions d’euros de la coupe du Grand Chelem, rien n’aurait été possible ». Malheureux demi-finaliste en 1990 face à Brad Gilbert, l’Américain, connu pour son bandana aux couleurs de la bannière étoilées, s’est en effet imposé l’année suivante. De son propre aveu : « L’argent n’a jamais été un moteur pour moi. Mais ce jour-là, quand j’ai servi pour le match, j’ai littéralement commencé à trembler… »