Ken Rosewall, Lew Hoad, Rod Laver, Roy Emerson, Fred Stolle ou Tony Roche. Tous ces champions australiens ont un point commun : être un jour passés entre les mains de Harry Hopman, dit « le sorcier ». Un entraineur rigide, obsessionnel, paternaliste, à la fois journaliste et amoureux de jeux d’argent, qui enverra, vague après vague, ses poulains dominer le tennis mondial. Portrait.
« Un jour, j’en ai vraiment eu assez de voir les Américains ramener tous les trophées, boire les meilleurs champagnes et embrasser les plus jolies filles ». De l’autre côté de l’océan, dans la lointaine Australie, un homme prépare la riposte. Nous sommes en 1948 et Harry Hopman, journaliste accessoirement entraineur, s’intéresse aux espoirs locaux capables d’anéantir, une bonne fois pour toute, la domination écrasante de l’Amérique d’après-guerre. Dans cette quête, un nouveau talent lui tape dans l’œil : Franck Sedgman, tout juste 19 ans. Ce grand blond frisé au visage de poupon impressionne par sa régularité et une incroyable condition physique pour l’époque. À ses côtés, Hopman lui trouve un redoutable partenaire de double, tout aussi précoce et complémentaire. Ken McGregor, la petite vingtaine, à la fois plus grand, plus solide et plus puissant que son acolyte, est une véritable araignée au filet. « Si vous devez vous souvenir d’une chose, souvenez-vous que le double est un peu comme le mariage : rien ne détruira plus votre union qu’un manque de communication », leur répète leur instructeur avant chaque confrontation.
Ensemble, les deux beaux bébés prennent rapidement leur envol, et réalisent en 1951 l’exploit de boucler le premier – et unique à ce jour – Grand Chelem de double de l’histoire du tennis. L’Australie, ce petit pays de 10 millions d’habitants, se retrouve pour la première fois souveraine d’un sport individuel. La Coupe Davis par PNB Paribas devient son royaume : entre 1950 et 1967, la jeune classe « kangourou » remporte quinze fois la compétition reine de ce sport. Une prouesse qu’elle doit à son vieux maître. « Tout a commencé au début des années 50 avec les deux magnifiques champions qu'étaient Franck Sedgman et Ken McGregor. Nous avons bâti une équipe autour d'eux. Cette équipe n'était pas là pour jouer simplement la Coupe Davis par BNP Paribas. Elle restait soudée toute l'année, se souvient Harry Hopman dans une interview au journal français L’Equipe, en 1978. Il ne faut pas oublier que nous, Australiens, venons de très loin, que dix mois sur douze, nous devons jouer loin de nos frontières. En vivant en groupe, l'éloignement est plus facile à supporter et, surtout, il existe une stimulation extraordinaire ». Derrière Sedgman et McGregor, Lewis Hoad et Ken Rosewall se joignent à la colonie, et se hissent rapidement au sommet de la hiérarchie mondiale. Dans leur sillage, Neale Fraser, Roy Emerson et Rod Laver qui, quelques années plus tard, « tireront John Newcombe et Tony Roche », poursuit Harry. Selon lui, « ce système en cascade a été extraordinaire. Sans doute la meilleure génération que l’Australie n’ait jamais connue. On avait une machine qui tournait bien rond et, moi, j'étais juste là pour mettre de temps en temps un peu d'huile dans les rouages. »
Numéro fétiche et boîte à strip-tease
D'une grande modestie, Harry Hopman a toujours été embarrassé par l'influence qu'il exerce sur ses joueurs puis sur les autres entraîneurs. « Avant tout, précise-il, oubliez que c'était moi l'entraîneur de l'équipe et n'imaginez pas que tous les succès du tennis australien de l'époque, je les porte sur mes épaules. Avec les mêmes joueurs et placé dans les mêmes conditions, un autre entraîneur aurait sans doute obtenu des résultats comparables ». Pourtant, depuis presque cinquante ans, on parle toujours de « l'entraînement à la Hopman », de « la méthode Hopman », de « la mentalité Hopman ». Une philosophie globale que résume Lewis Hoad, toujours pour L’Equipe : « C'était un homme qui veillait à tout, raconte-t-il. Par exemple, lors de mon premier voyage autour du monde au sein de son équipe en 1952, je devais travailler plus que les autres sur le plan physique. Alors, il m'emmenait régulièrement faire un footing supplémentaire la nuit tombée pendant que les autres joueurs étaient à l'hôtel. Il veillait aussi à notre éducation et avait institué un système d'amendes pour toute faute commise, comme par exemple mal se tenir à table, oublier sa cravate… ». Son exigence et sa rigueur frôlent parfois le paternalisme. Lewis Road en fait l’expérience : « Régulièrement il me demandait depuis quand je n'avais pas écrit à mes parents et s'il jugeait que j'avais du retard, il restait avec moi jusqu'à ce que j'ai terminé ma lettre ». Avant de reconnaître : « Mais s'il jugeait que notre comportement avait été bon, il nous récompensait. C'est ainsi qu'après mon premier Roland-Garros, il nous emmena dans une boîte de strip-tease à Pigalle pour une mémorable soirée ».
Durant ces voyages, Hopman sélectionne en général cinq ou six joueurs seniors et deux ou trois juniors. Pour les jeunes, c'est une chance inespérée de vivre et de s’aguerrir au contact de quelques-uns des meilleurs mondiaux. La motivation et l’envie viennent donc naturellement. Pour les plus vieux, c’est une autre histoire : « Quand il voyait que nous n’étions pas dans notre tournoi, il organisait de grandes parties de poker pour et nous laissait gagner pour nous donner confiance, raconte Rod Laver. De tout manière, il ne savait absolument pas jouer ». Pourtant, Harry est un parieur invétéré. En 1928, une série de bons coups au casino de Monte-Carlo le convainc que 5 sera son numéro fétiche. Obsessionnel, Harry se lève donc tous les jours à 5h55, se marie cinq fois et possède 5 pieds à terre à travers le monde, tous acquis grâce à ses gains au jeu. Lors des matchs de Coupe Davis par BNP Paribas, il incite même ses ouailles à pousser la confrontation jusqu’au cinquième match, voire chaque rencontre jusqu’au cinquième set. « Je suis malade et l’argent commence à me gâcher la vie, reconnaît-il dans une de ses chroniques pour la presse australienne. Mais l’argent gâchera d’avantage encore l’avenir du tennis, vous verrez. Et ça je ne m’en remettrai jamais ».
« Fini la vie d'équipe, les entraînements sérieux, la solidarité »
A la fin des années 60, les débuts de l’ère Open et du professionnalisme fragilisent le tennis « à la papa » de Hopman, et donc tout le tennis australien. Il s’explique : « Ce qui avait été possible de réaliser du temps où il n'y avait pas d'argent dans le tennis a cessé de l'être à partir du moment où ce sport est devenu pro. À partir de 1968, ça a été ‘chacun pour soi’. Les joueurs se sont éparpillés dans les tournois, tâchant de gagner le plus d'argent possible. Fini la vie d'équipe, les entraînements sérieux, la solidarité ». Grand défenseur du système amateur, il profite de ses activités journalistiques pour dénoncer la manière dont certains joueurs amateurs sont rémunérés, à coups de pots de vins et de dessous de table. Paradoxal, quand on sait justement que Harry, fatigué par ses longues années de voyages et attiré lui aussi par la perspective de bien gagner sa vie, quitte la Fédération australienne et prend la direction des Etats-Unis, en 1971. Son but ? Monnayer ses talents d’entraineur en ouvrant différentes académies de tennis, comme celle Port Washington où débute un certain John McEnroe : « Il n’est pas si impétueux, mais il n’est pas docile. C’est juste qu’il est New-Yorkais », décrit son instructeur. Installé en Floride, Harry décède finalement en 1985 d’une crise cardiaque. Quelques jours avant sa mort, un de ses anciens collègues journalistes rapporte une de leur dernière discussion. Autour de la table, Harry assure que sa rigidité et son goût forcé pour la discipline n’auraient jamais fonctionné avec les joueurs actuels. Mais son comparse de lui rappeler : « Ne t’inquiète pas, tu as formé la plus grande génération de militaires, non pas armée de fusils mais de raquettes. Je peux t’affirmer que tu as terrassé les Américains, et Dieu sait que ces gens-là aiment la guerre ».