Mais qu’est-ce que c’est qu’une bête noire ?

17 oct. 2013 à 00:00:00

Mais qu’est-ce que c’est qu’une bête noire ?
En tennis, tous les grands champions connaissent ou ont connu un joueur contre lequel ils n’y arrivent pas. Pourquoi ? Comment ? Et au fond, qu’est-ce que c’est qu’une bête noire ? Réponse ici.

David Nalbandian a longtemps été celle de Roger Federer quand Stanislas Wawrinka était celle du même Nalbandian. Elle, c’est la bête noire. Tous les tennismen connaissent son existence, mais (presque) tous s’acharnent à nier sa présence sous leur crâne. Alors, qu’est-ce donc que ce drôle d’animal qui perturbe les hiérarchies et rend fou les joueurs comme les parieurs ?

 

Définissons d’emblée un cadre : la notion de « bête noire » implique que dans le listing des face-à-face entre deux joueurs, celui qui en sort quasi-systématiquement vainqueur est le moins bien classé d’entre eux. Ainsi, les 14, 15 et 16 défaites infligées par Roger Federer à respectivement David Ferrer, Mikhail Youzhny et Robin Söderling ne font pas pour autant de lui la bête noire de ces derniers. C’est juste qu’en termes de classement comme de palmarès, il est nettement supérieur à ces trois très bons professionnels. En revanche, quand le Suisse surclasse un autre n°1 mondial, Andy Roddick, d’un cinglant 21-3, là il est permis d’évoquer la bête noire. Décortiquons maintenant la bestiole en question.

 

1/ La bête noire, c’est dans le jeu

 

A l’origine de tout « track record » (face-à-face en carrière, en anglais) déséquilibré, voire inversé eu égard au statut de deux adversaires, il y a toujours une donnée technique. Un point précis dans une panoplie qui va faire office de poil à gratter et poser problème au joueur en face. Ce que l’on appelle le « mariage des jeux. » Doté d’un œil exceptionnel, David Nalbandian n’a ainsi jamais été réellement gêné par le service de Roger Federer, pourtant considéré comme l’un des plus « illisibles » de l’histoire moderne. C’est en grande partie ce qui a permis à l’Argentin de faire longtemps la course en tête dans ses face-à-face avec le Suisse (il a mené jusqu’à 6-3). C’est à partir de ce constat que Fabrice Santoro - dont le rapport au Russe Marat Safin pose le plus célèbre cas de « bête noire » du Tour ATP - développe son analyse. Le Français empoigne la bête et la décortique : « D’abord, je lisais bien son service et je le privais d’une arme qu’il avait l’habitude de savoir décisive. Ensuite, je tenais bien l’échange dans la diagonale des revers, mon coup fort. Lui restait donc le coup droit… sur lequel je le coinçais avec mon coup droit slicé, l’empêchant ainsi de s’appuyer sur la balle pour accélérer. Je bouleversais ses schémas. » Si les oppositions de style accouchent parfois de résultats étonnants, il en va régulièrement de même pour deux tennismen aux jeux similaires… mais où l’un des deux hommes fait tout un peu mieux que son vis-à-vis. Enorme serveur et frappeur sauvage en coup droit, Jo-Wilfried Tsonga a ainsi trouvé à qui parler en la personne de Robin Söderling : à palmarès équivalents, le Français totalise pourtant cinq défaites en autant de rencontres face au Suédois. Et un seul tout petit set grappillé. Plus loin dans le temps, Richard Krajicek était le seul à poser d’immenses problèmes à Pete Sampras : au moins aussi bon au service et à la volée, le Batave, avant de connaître de nombreuses blessures, était également extrêmement solide en fond de court. Ayant un temps mené 6 succès à 2 (6-4 au final), le vainqueur de Wimbledon est le seul à posséder un « track record » significativement positif face au joueur phare des années 1990.

 

2/ La bête noire, c’est dans les conditions de jeu

 

Il y a le mariage des jeux, et puis il y a les éléments extérieurs. Ceux-ci peuvent parfois donner l’impression de s’acharner sur une personne, en particulier, au profit d’une autre. Ce n’est plus un secret depuis qu’il est devenu, en 2003, le premier tenant du titre de Wimbledon éjecté au premier tour dans l’ère Open : Lleyton Hewitt n’a jamais aimé affronter Ivo Karlovic. Relanceur hors normes, le service canon du Croate lui causait pourtant d’insurmontables tracas. Et comme si ça ne suffisait pas, le hasard a voulu que quatre de leurs cinq affrontements aient lieu sur des surfaces très rapides, l’Australien n’ayant qu’un seul match sur surface lente (à Roland-Garros) à se mettre sous la dent pour atténuer l’ampleur du désastre (4-1 pour Karlovic). Même constat pour Sébastien Grosjean, régulièrement laminé par Andy Roddick faute d’avoir souvent croisé l’Américain sur terre (8-1 pour « A-Rod », les huit sur dur ou herbe contre une sur terre)… ou pour Gilles Simon et Michaël Llodra. Les deux Français se sont croisés à cinq reprises, série en cours : quatre fois en indoor, une sur herbe, soit les meilleures surfaces du Parisien. « Michaël est vraiment l’archétype du joueur bête noire face auquel tout est encore compliqué par le fait qu’ils s’affrontent toujours sur la ‘mauvaise’ surface, relève Thierry Tulasne, longtemps coach du Niçois. A la base, ‘Mika’ lui pose déjà des problèmes en refusant les longs échanges qui permettent traditionnellement à Gilles de poser son jeu. Service-volée, retour-volée… Ce style de jeu a tout pour frustrer Gilles. Alors quand on ajoute à ça le fait qu’ils se sont toujours croisés sur des surfaces convenant à merveille au jeu d’attaque de Llodra, cela devient extrêmement compliqué de s’extraire du piège. » Dernier cas flagrant, et non des moindres : sur le sujet toujours brûlant de la rivalité Federer – Nadal, on observera que si la balance penche à deux tiers en faveur de l’Ibère (21-10) – justifiant à elle seule de considérer l’actuel n°1 mondial comme une bête noire de son aîné ayant occupé la place plus de 300 semaines – c’est essentiellement sur terre battue que l’animal a fait son trou : 13-2 sur ocre, contre 7-6 sur dur et 1-2 sur herbe.

 

3/ La bête noire, c’est dans la tête

 

Au bout d’un certain nombre de défaites combinant les facteurs précédents, ça y est, la bêbête a eu le temps de faire son nid. Elle trotte dans la tête, on ne pense qu’à elle à l’heure de retrouver son bourreau habituel. « Marat a décrété assez tôt, sans doute même dès notre premier match, qu’il ne pouvait pas jouer contre moi », note Fabrice Santoro. Dans un sport de « un contre un », aussi répétitif dans ses schémas que le tennis, difficile de s’en sortir une fois piégé dans l’œil du cyclone. Quand les idées noires se faufilent sous le crâne, c’est alors deux adversaires qui font face sur le court, et l’exploit s’avère de taille quand on parvient à les terrasser. Richard Gasquet est peut-être en train d’y parvenir, ayant enchaîné deux victoires de suite ces dernières semaines sur David Ferrer, lui qui avait jusque-là perdu huit fois sur neuf face à l’Espagnol : « Bien sûr qu’on pense aux matchs précédents, reconnaît-il. David m’a fait mal plus d’une fois par le passé, c’est difficile d’en faire abstraction quand je dois l’affronter. » Sa planche de salut, sa raison d’y croire à nouveau, il a donc été la chercher ailleurs, dans un double olympique l’an dernier où une alchimie réelle est née entre Julien Benneteau et lui : « Même si c’était en double, le fait d’avoir battu David en demi-finales des Jeux de Londres m’a fait beaucoup de bien. » Au tennis, rare sport où l’on est seul sur le court (en-dehors du cadre du double donc), tout compte quand il s’agit de regonfler la jauge de confiance et de chasser les mauvais souvenirs. Mais sauf éléments extérieurs – surface favorable, adversaire blessé ou qui avance en âge – c’est terriblement difficile d’inverser la dynamique.

 

4/ La bête noire, ça se combat

 

Alors justement : et si on reconnaissait un champion à sa capacité à inverser la tendance face à sa bête noire ? Dans le premier tiers de leur carrière, les deux joueurs dominants des années 2000, Roger Federer et Rafael Nadal, avaient au moins autant de bêtes noires que de failles dans leur tennis. A force de travail sur le contrôle de ses nerfs, mais aussi d’amélioration de son déplacement et de son revers, le Suisse a progressivement pris le dessus sur Tim Henman, Lleyton Hewitt et David Nalbandian, inversant totalement – et spectaculairement, Hewitt, passé de 7-2 à 7-17, en sait quelque chose ! – la courbe des face-à-face. Même chose pour Rafael Nadal, longtemps mis à mal par les joueurs combinant tennis agressif et revers tranchant, à l’image de James Blake, Tomas Berdych ou Mikhail Youzhny : à force d’étoffer sa palette en revers, d’affirmer sa volonté de remiser son jeu de défense au vestiaire en même temps que ses pantacourts, le Majorquin a tant et si bien progressé qu’il les a fait plier comme les autres, laissant Nikolay Davydenko seul à porter encore une bien fragile étiquette de bête noire au bout de sa raquette. Car il n’y a pas de secret : pour chasser l’animal une fois qu’il a fait son nid dans l’esprit, il faut par-dessus tout aimer le défi, la perspective de se jeter dans la bagarre pour perturber un scenario écrit à l’avance. Comme ce vieux lion de Jimmy Connors sentant le fil de sa rivalité avec Björn Borg lui échapper et rugissant après une débâcle en finale de Wimbledon : « Je poursuivrai ce fils de pute au bout du monde s’il le faut, jusqu’à ce que je le batte ! » Ce qu’il fit sans trembler quelques semaines plus tard en finale de l’US Open. Les bestioles, noires ou pas, les plus grands les écrasent sans faire de sentiment.

 

Par Guillaume Willecoq

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