Né à Berlin-Est en 1953, Thomas Emmrich est passé à une poignée de kilomètres d’une grande carrière de tennisman. Plus fort que Lendl chez les jeunes, il est resté « prisonnier » en RDA toute sa carrière, la Stasi lui refusant de sortir du territoire. Histoire d’un gâchis.
« Je suis juste né un peu trop à l’Est. » Les rares fois où il a accepté de revenir sur son fichu destin, Thomas Emmrich a préféré jouer la carte du fatalisme. Une manière commode d’évacuer la frustration accumulée pendant toutes les années où il a joué sans pouvoir se mesurer à des adversaires de son niveau. Autant jouer contre un mur. De mur, il est question justement dans son malheur. Pas n’importe lequel. Le plus tristement célèbre de l’histoire. Celle avec un grand H. Le mur de Berlin, érigé en 1961 pour empêcher la fuite vers l’ouest. A l’époque, Thomas Emmrich a 8 ans et commence tout juste à tenir ses premières raquettes. Il ne le sait pas encore mais sa carrière est déjà foutue.
Petit ami de Navratilova
Pourtant, son talent se révèle immense. Dans les tournois de jeunes disputés au sein du Bloc de l’Est, Thomas est le meilleur. Meilleur notamment qu’Ivan Lendl, qu’il domine deux fois juste avant que ce dernier ne fasse son entrée dans le circuit pro. Meilleur aussi que Tomáš Šmid, autre grand champion tchécoslovaque de l’époque, qui se hissera en 1984 à la 11e place du classement ATP. Grand fan de Roy Emerson, dont il partage l’élégance dans ses déplacements et l’affection du service-volée, Emmrich a tout pour réussir de grandes choses sur les meilleurs tournois. Gagner un Grand Chelem même, peut-être ? Un rêve partagé avec sa petite amie au début des années 70, une certaine Martina Navratilova.
Mais alors que la plus fameuse joueuse de tennis à lunettes part débuter sa carrière aux Etats-Unis, où elle s’installe définitivement en 1975 en changeant même de nationalité, Emmrich est condamné à rester à l’Est. A l’époque pourtant, tous les autres pays du Bloc autorisent leurs meilleurs éléments à intégrer les circuits ATP et WTA, y compris l’Union soviétique. Tous, sauf la RDA. La raison ? L’Allemagne de l’Est est alors obsédée par la réussite de ses sportifs dans les disciplines olympiques (quitte à avoir recours au dopage institutionnalisé…). Or à l’époque, le tennis n’est plus inscrit au programme des Jeux. Ce sport n’a donc aucun intérêt pour Manfred Ewald, le tout puissant ministre des sports du pays. La RDA compte peut-être un grand champion capable de rivaliser avec les meilleurs manieurs de raquette de la planète, mais il n’est pas question de l’aider ni de l’autoriser à quitter le territoire.
Stasi et contrebande
Au départ, Emmrich proteste. Il ose même plaider sa cause directement auprès d’Erich Mielke, le ministre de la Sécurité d’Etat – en d’autres termes, de la Stasi. Mais là encore, il se voit signifier un refus catégorique. Pour tenter de réaliser son rêve, sa seule option reste donc la sortie illégale du territoire. Tenter de gagner la RFA, juste de l’autre côté du mur, l’idée est séduisante. « Mais c’était impossible, rappelait l’intéressé il y a peu, alors qu’il était interrogé par un média allemand. Personnellement, je n’ai jamais adhéré au Parti, mais mes parents si. Ils auraient pu souffrir de ma défection. » Par peur des représailles envers ses proches, Emmrich finit donc par abandonner l’idée de passer « de l’autre côté ». Mais passionné par son sport, il continue de le pratiquer assidument, même si la concurrence est bien trop faible. Entre 1970 et 1988, il remporte un total de 48 titres nationaux, que ce soit en simple, double, double-mixte. A l’occasion, il joue aussi le sparring-partner d’équipes de Coupe Davis par BNP Paribas d’autres pays du Bloc de l’Est, se faisant rémunérer avec quelques raquettes et chaussures qu’il rapporte chez lui. La légende raconte aussi qu’il aurait un peu pratiqué la contrebande à cette époque, histoire d’arrondir les fins de mois et embellir un quotidien bien morne…
Boris Becker, l’idole
Un moment pourtant, Thomas Emmrich croit sa chance enfin arriver : au milieu des années 80, le CIO décide de réintégrer le tennis comme discipline olympique pour les Jeux de Séoul en 1988. La quête de nouvelles breloques va-t-elle finir par convaincre les pontes de la RDA d’ouvrir les frontières à ses tennismen et tenniswomen ? Eh bien non, toujours pas. Car au cours des années 80, le circuit professionnel de tennis s’est profondément transformé. Les sponsors ont débarqué, la télé s’est imposée et l’heure est au business. Une tournure qui déplait forcément au Parti communiste est-allemand. Celui-ci refuse de laisser partir ses camarades se pervertir à l’ouest. La dernière opportunité pour Emmrich de tenter l’aventure ATP est cette fois définitivement passée. Quand le mur de Berlin tombe enfin le 9 novembre 1989, le champion est déclinant. A 36 ans, blessé aux ligaments, il vient de perdre son titre national pour la première fois depuis 18 ans.
Cette même année, c’est Boris Becker qui symbolise l’insolente réussite d’une Allemagne retrouvée, réunifiée, en paix avec son histoire. Becker, c’est l’avenir, un jeune ambitieux qui a le monde à ses pieds. Emmrich, de 14 ans son aîné, c’est le passé un peu honteux, l’époque des frontières, de la Guerre froide. Pas né au bon endroit ni au bon moment, le bon Thomas a quand même de quoi être envieux. « Boris était un modèle pour moi, se souvient-il. Parfois je me disais : toi aussi tu aurais pu remporter d’aussi belles victoires que lui. Oui, j’aurais aimé connaître ce sentiment. » Fichu mur, fichu destin.