Pourquoi consacrer autant de place au 53è joueur mondial ? Tout simplement parce que ce jeune homme au tennis arrogant, et qui a refait mal parler de lui à Miami et Monte-Carlo, est peut-être encore plus génial qu’irritant. Cinq ans qu’il déçoit et toujours cette envie d’y croire…
« Que faut-il faire pour hériter d'un match de pénalité ? » Cette question, Ernests Gulbis l’a posée en plein match à l’arbitre Mohammed El Jennati après avoir écopé d’un jeu de pénalité pour avoir balancé une balle dans le public du Monte-Carlo Country Club et fracassé sa raquette sur la chaise du juge marocain. Une sanction rarissime car elle intervient après 3 avertissements ! Et pourtant, tout le monde s’accorde à dire qu’Ernests Gulbis a changé. En bien. Lui le premier. « Fumer, boire, veiller tard…Tout ça, c’est fini ! » déclare-t-il au début de cette année. 152è en octobre dernier après une saison catastrophique, le Letton est à une double faute ou une bâche trouée de tout plaquer. Jusqu’à cette prise de conscience, sortie un peu de nulle part. Tout un symbole, il a raccourci sa crinière d’étudiant dégingandé. Et avec sa silhouette plus adulte, Gulbis joue moins les casse-cous. C’est-à-dire moins d’amorties, de secondes balles servies à 190 km/h et plus de réalisme. Et c’est tant mieux pour son armoire à trophées. Vainqueur à Delray Beach en février, il a déjà repris 100 places au classement ATP depuis le début de l’année… Allez savoir si c’est peu ou beaucoup dans la tête de cet aspirant champion, longtemps inspiré par son indiscipline. Jeune, il a usé Nikola Pilic, finaliste à Roland-Garros en 1973 : « Nous nous sommes séparés car Ernests n’a pas toujours la même conception que moi du sport professionnel. » Aujourd’hui, c’est Gunther Bresnik qui trinque : « C'est incroyable ce qu'il peut faire. Mais si vous essayez de le discipliner, vous avez perdu d'avance. Il a un énorme problème avec l'autorité. »
Jet privé, prison et filles de joie
L’insoumission selon Gulbis, ça ressemble à quoi ? Sans doute à une fable de la Fontaine dont la morale serait qu’aujourd’hui, le talent ne permet plus de faire illusion très longtemps sans travail. L’année de ses 20 ans, en 2008, Gulbis atteint les quarts de finale à Roland-Garros où il tient tête à Novak Djokovic. Prometteur. Deux ans plus tard à Rome, il élimine Roger Federer d’entrée et fait faire des heures supplémentaires à Rafael Nadal en demi-finale (qui l’emporte seulement 6/4 au troisième set). Voilà la cigale lancée comme une fusée ! Mais comme tous les authentiques surdoués, le Letton est aussi et surtout un garçon fragile, un flambeur, hors de son temps, hors de ses exigences. Très branché bringue. Très fille aussi. Pas question de se fatiguer, la vie est courte. Ces années 50 où l’on pouvait arriver sur le court avec une cigarette aux lèvres en sortant directement de soirée auraient été pour lui. Mais les années Arthur Larsen sont désormais loin, très loin. Morale de l’histoire, après ces quelques coups d’éclat, Gulbis ne fait plus rien, ou presque, entre 2010 et 2012. Juste quelques faits divers. Lors d’un tournoi à Stockholm, Gulbis passe par la case cachot pour avoir fréquenté les filles de joie, ce qui est interdit là-bas : « Une nuit en prison, ça a été génial, très divertissant. Quand je rencontre une fille, je ne lui demande pas son métier, peu m'importe qu'elle soit coiffeuse ... ou autre chose. J'ai donc passé une nuit en prison pour rien, mais tout le monde devrait passer une nuit là-bas ! J'y suis resté six à sept heures, j'ai payé la caution et voilà ». On admire ou on déteste ses déclarations, à des années-lumière des phrases toutes faites des pontes du circuit. « Je me fiche que l’on parle de moi, que les gens me regardent. Je n’aime pas être populaire, ça n’apporte rien ! ». « Je vois que j’ai du talent et j’ai longtemps cru que je n’avais pas besoin de travailler. » « Je n’aime pas le tennis plus que cela, je n’ai pas d’idole. » Gulbis parle aussi de drogue parfois, ce qui ne se fait plus sur le circuit depuis les joueurs hippies des années 70 : « Malheureusement, les joueurs de tennis ne peuvent pas prendre de marijuana. Nous sommes contrôlés toutes les semaines. Mais j’aime cette façon de penser. » Et concernant sa fortune présumée, et ces jet-privés qu’il utiliserait pour se rendre d’un tournoi à un autre, on l’a vu répondre avec mordant : « Un jet privé, bien sûr, j'ai aussi dix hélicoptères, un sous-marin et une navette spatiale. Tout ça, c'est des conneries »
L’anti-Rafael Nadal
Ce qui est sûr, c’est que Gulbis n’a pas attendu le tennis pour manger à sa faim. Le Letton est, comme qui dirait, « bien né ». Un père milliardaire, une mère actrice de théâtre, un grand-père célèbre producteur, une sœur partie en Angleterre étudiée le droit, le natif de Riga s’est mis au tennis par pur plaisir, initié par sa grand-mère. Envoyé à Niki Pilic Academy en Allemagne, il y croise un certain Novak Djokovic et reconnaît d’emblée qu’ils n’ont pas le même parcours : «Djokovic avait un but. Il était plus sérieux que moi. Je me disais : "D'accord, je vais aller m'entraîner", mais je faisais ça un peu à la légère. Alors que lui à l'époque voulait vraiment s'entraîner.» Et forcément, son tennis s’en ressent. Solaire, glacé, pédant, sublime. Choisissez. L’une des plus belles frappes du circuit semble avoir la haine de l’effort. Ne jamais transpirer, c’est vulgaire. Comme s’il refusait tout dialogue, Gulbis, tel une sorte d’anti-Espagnol, essaie toujours de réduire l’échange au maximum en distillant ici une amortie vicieuse ou en frappant là de toutes ses forces un revers long de ligne. Ernests le quadrilingue aurait-il le tennis aristocrate ? Qu’il joue contre Tobias Kamke ou contre un membre du fameux « Big Four », l’attitude est la même, il se place toujours au-dessus, presque condescendant. Unique. Comme ses centres d’intérêts en dehors des courts : le cinéma des années 70 et la littérature. Loin, très loin du chapitre « Code de conduite » du règlement du tennis.
Par Julien Pichené