L’histoire de Richard Raskind, champion de tennis amateur, capitaine de corvette pour la Navy et célèbre ophtalmologue, c’est aussi celle de Renée Richards, elle-même ophtalmologiste, joueuse professionnelle et coach de tennis. Mais que peuvent avoir ces deux personnages en commun ? D’être en réalité une seule et unique personne. L'exemple peut-être le plus célèbre d'un sportif transgenre. Portrait.
« La grandeur du sport, c'est la capacité à gagner dans un stade rempli de gens qui ne veulent que votre défaite ». Ce mois de septembre 1977, l’ancien coach de football américain George Allen est venu en spectateur à l’US Open. Un simple match du premier tour, mais en coulisses, c’est déjà l’émeute dans la salle de presse. Connors ? Borg ? Non, Renée Richards, une Américaine de 43 ans qui joue ce soir son premier match du Grand Chelem. Son âge n’est pas à l’origine de cette curiosité. En vérité, derrière Renée Richards se cache Richard Raskind, père divorcé d’un petit garçon de 12 ans, l’un des ophtalmologistes les plus réputés de New-York et modeste joueur amateur de tennis. Oui, il y a deux ans, Richard a changé de sexe ! Sauf qu’en juillet 1976, alors qu'elle dispute un petit tournoi à La Jolla, en Californie, Renée est reconnue et dénoncée par un homme dont l'identité est toujours restée secrète. L'USTA, la Fédération américaine de tennis, lui ordonne donc de ne plus participer à aucune compétition féminine. « Après des mois de procédures, la Cour Suprême de New York a finalement dit que je m’inscrivais dans ‘la norme de la féminité’, se félicite la seule athlète à avoir joué une fois dans sa vie un match de simple messieurs, un double messieurs, un simple dames et un double dames. Avant j'étais une personne calme. Je veux dire, je n’étais pas une mauviette, mais j'étais une personne très privée. On m’aimait, on me respectait. Puis ce jour de septembre 1977, je suis devenue une caricature, une figure notoire, publique. On m'a déshabillée devant le monde ».
« Je n’avais pas le choix »
Avant d’être la bête de foire du tennis féminin, Renée Richards est née un 19 août 1934 sous le nom de Richard Raskind. Ce petit juif de la middle-class new-yorkaise est, en public, un jeune sportif sûr de lui, plutôt belle bouille, et capitaine de l’équipe de tennis de l’université de Yale, dans le Connecticut. Pourtant, à la maison, il commence en tapinois à emprunter les vêtements de sa sœur de 9 ans. Dans l’intimité des dortoirs universitaires, il se rase les jambes et déguise ses organes génitaux. Diplômé en ophtalmologie, celui que ses copains surnomment « Dick » file ensuite faire son service militaire comme officier de marine, où il remporte tous les championnats de tennis. Pas vraiment un environnement efféminé, à première vue. « A l’armée, j’ai eu les coordonnées d’un psychiatre qui traitait spécialement les personnes transgenres, rapporte-t-il. Il a commencé à me prescrire des injections de progestérone et d'œstrogène. Mon corps a ramolli. Je prenais pleins de photos de moi-même. J’étais comme à la recherche d’une silhouette féminine, gracieuse et longiligne ». Dès son retour de l’armée, lors d’une fête organisée dans l’appartement d’un ami, il rencontre un sublime mannequin – « la plus belle femme que je n’ai jamais vue », dit-il - avec laquelle il convole en justes noces six mois plus tard : « Non, je n’étais pas homosexuel ». Ensemble, ils donnent naissance à leur fils, Nicholas, en 1972. « Il n'y a pas de geste plus égoïste que celui que mon père a commis », lâchera rancunier cet enfant devenu adulte en 2009. Car le mariage ne résiste pas longtemps. Et après avoir vécu quelques mois travesti en femme dans une chambre de bonne parisienne, Dick prend la direction de Casablanca au Maroc. Ici, il entame une batterie d’opérations chirurgicales, dites de « réattribution sexuelle », qu’il ne pouvait pas obtenir aux Etats-Unis. Combien ? 3 000 euros en cash, tout de suite. « Je n’avais plus vraiment le choix, dit-il. Dans ma tête, c’était presque une question de vie ou de mort ». Richard, avant Renée, était un honnête joueur amateur totalement inconnu du grand public. Richard, devenu Renée, avec son mètre 85, ses chaussures taille 45, sa mini-jupe et son collier Mezouza (pendentif du culte juif, ndlr) autour du cou, a désormais le niveau pour affronter les meilleures membres de la WTA. « J’ai choisi de m’appelée Renée car en français, c’est une conjugaison du verbe ‘renaître’. En anglais, vous comprendrez, ça donne ‘reborn’ ».
Prozac, ophtalmologie et tee-shirts identitaires
Durant ces quatre nouvelles années de tennis, où elle atteint les demi-finales du tournoi de Seattle en 1979, Renée a pourtant beaucoup de mal à se sentir totalement joueuse malgré sa 20ème place au classement WTA. D’abord, tout le monde se demande pourquoi elle a abandonné son métier d’ophtalmologiste à 43 ans pour se relancer dans le tennis, une profession qui paie alors beaucoup moins bien que le traitement du strabisme, sa spécialité. « Ce n’était pas un acte militant, pas du tout, mais quelque chose de très égoïste au départ, explique-t-elle. Je suis déçue que les gens disent que j’ai fait ça pour l’argent. Je vivais de manière assez aisée comme physicien, et je suis aujourd’hui pauvre comme joueuse de tennis professionnelle ». Puis il y a les blagues et les moqueries. Souvent, Renée affirme qu’elle se sent « comme un singe dans une cage de verre ». La presse ironise sur le fait qu’elle pourrait jouer le double mixte toute seule. Certains joueuses, comme Chris Evert, expriment des réserves au sujet du droit de Renée à pouvoir jouer avec les femmes. « Si seulement nous pouvions être sûres que c’est seulement Renée, glisse la floridienne au Washington Post. Mais il y a toujours ce sentiment tenace qu’il y aura un autre transsexuel là, plus jeune et plus fort, en meilleure position pour dominer le circuit ». Deux joueuses, participant au même tournoi américain que Renée, vont jusqu’à porter un tee-shirt floqué d’un slogan identitaire : « Je suis une vraie femme ». Lors d’un match sur herbe, le mari de la joueuse australienne Kerry Reid, frustré du résultat, descend lui-même des tribunes et tire par la jupe son épouse hors du terrain, à deux jeux de sa défaite. Au tour précédent, une compatriote américaine, Joanne Russell, lui adresse même un doigt d’honneur en plein match. « En raison des injections d’hormones, j’ai perdu 30% de ma masse musculaire et près de 40 kilos, contre-attaque Renée. Franchement, pourquoi étaient-elles si méchantes ? Vu mon âge, 43 ans, je n’étais une menace pour personne ». Mais le plus dur pour Richards, c’est sans doute de ne pas pouvoir participer, comme n’importe laquelle de ses collègues, à tous les tournois du circuit. Elle ne joue presque qu’aux Etats-Unis. A Wimbledon, on lui refuse tout bêtement l’entrée. Pourquoi ? « Wimbledon a un règlement qui exige que nous n’ayons pas à donner de raison sur le rejet de l’engagement d’un joueur », indiquent les organisateurs. En 1977, elle est indésirable à Rome. Du côté de Paris, on souhaite lui faire passer des tests de féminité, ce qu’elle refuse. Finalement, la véritable réussite de Renée se construit hors des courts, lorsqu’elle décide de coacher Martina Navratilova dont elle fait une immense championne. Cultivée, intelligente, Renée Richards pousse la Tchécoslovaque à penser ses matchs avant même qu’ils ne commencent, et à préparer une stratégie en fonction du jeu de son adversaire. Chose qui ne coule pas de source à cette époque où le coaching n’en est encore qu’à ses balbutiements. Aujourd’hui, Renée est retournée à ses premiers amours : la médecine. Elle exerce toujours à 79 ans dans un cabinet d’ophtalmologie sur Madison Avenue, à New-York. Toujours coiffée d’un long chapeau et drapée d’un chandail rose, sa voix rauque ne se fait plus vraiment entendre. Une vie secrète, très peu d’interviews, deux livres et dans sa salle d’attente, une coupure de presse de l’édition américaine de Tennis Magazine affichée au mur, datant de 1979. Dans ces lignes, elle regrette presque son intervention : « A ceux qui ont 18 ou 20 ans, et qui en ont vraiment envie, je dis toujours: allez-y ! Corrigez ce que la nature a mal fait. Mais si vous êtes un pilote d'avion de 45 ans, que vous avez une ex-femme et trois enfants qui sont devenus des adolescents, il vaut mieux prendre du Prozac et du Zoloft et se tenir éloigné de tout ça. Car finalement, est-ce que tout le monde ne se dit pas que sa vie aurait pu être différente ? »
Par Victor Le Grand