« Si je devais jouer ma vie à pile ou face, je demanderais à Gonzales de lancer la pièce ». Sept fois numéro un mondial consécutivement dans les années 1950, Ricardo « Pancho » Gonzales est pour le journaliste Bud Collins le plus grand joueur de l’histoire du tennis. Un personnage qui a construit sa légende avant de se perdre dans les femmes, les casinos et le cinéma. Comme beaucoup d’autres, mais mieux que les autres.
« Nous avions l’impression qu’il nous haïssait et qu’il se haïssait lui-même. Il était prêt à tout pour gagner un match, allant même jusqu’à intimider les arbitres, les joueurs, les spectateurs ». La légende australienne Rod Laver se souvient très bien de ce tournoi de Wimbledon 1969. Après deux premiers sets perdus, le joueur américain d’origine mexicaine Ricardo Gonzales, 41 ans, demande à l’arbitre d’interrompre sa partie au coucher du soleil. Requête acceptée. En sortant du court,
« le roi de la pleurnicherie », comme disait Rod, se fait siffler par une grosse partie du public. Le souci, c’est qu’il adore ça :
« C’était un vrai sauvage, d’une susceptibilité incroyable. Après une défaite, je l’ai déjà vu abîmer sérieusement des armoires en fer ou tout casser dans les vestiaires. Mais il jouait tellement mieux énervé que calme ». Le lendemain, la rage au ventre, « Pancho » remporte le match le plus long de l’histoire du tennis disputé jusqu’ici, sur une marque baroque de 22-24, 1-6, 16-14, 6-3, 11-9. Meilleur joueur professionnel de 1954 à 1960, l’Américain à la longévité exceptionnelle est peut être la plus grande personnalité de l’histoire de ce sport. Un battant, un gueulard, un pleurnichard qui fut le premier à insulter les arbitres et à prendre les spectateurs pour témoins. «
Lors de ce match mythique à Wimbledon, Pancho a gagné 50 points sur son service et 50 points grâce à sa terreur, explique Jack Kramer, son vieux rival.
Mais les grands champions sont toujours de vielles bêtes féroces amochées ».
Mannequin, Bahamas et ségrégation
Ainé d’une famille de six enfants, Ricardo est né le 9 mai 1928 dans une banlieue pauvre de Los Angeles. Dans l’Amérique en crise des années 1930, il se fait vite remarquer pour son comportement rebelle. C’est d’ailleurs pour utiliser cette violence à bon escient que sa mère lui offre à Noël une raquette de tennis, avec laquelle il soulève les jupes de ses petites camarades.
« Il n’a rien à envier à Errol Flynn ou à Casanova en ce qui concerne le succès avec les femmes », poursuit Rod Laver. Marié six fois, père de huit enfants, Ricardo rencontre le mannequin Madelyn Darrow lors d’une soirée arrosée aux Bahamas. Elle deviendra l’amour de sa vie.
« Il a passé la soirée à l’insulter, mais c’est ce qui a dû la charmer, se souvient son ami Pancho Segura.
Vous savez, le mot d’amour préféré de Gorgo envers une demoiselle, c’était : ‘Ta gueule’
». Côté court, un certain Perry T. Jones va freiner sa progression au début des années 1940. Président de l’Association de tennis de la Californie du Sud, ce ségrégationniste milite pour que la pratique de
« son tennis », dit-il, ne soit réservée qu’à une certaine élite. Pas question qu’un miséreux foule les couloirs d’un
country club. C’est d’ailleurs à cette époque qu’on lui trouve le surnom péjoratif de « Pancho ». Un sobriquet appliqué quasi systématiquement à tous les pauvres d’origine hispanique. Arrêté pour un cambriolage à 15 ans, Ricardo passe un an en détention avant de rejoindre la Marine nationale pendant la Seconde Guerre Mondiale. Exclu de l’armée pour mauvaise conduite, il refuse de retourner vivre chez ses parents. L’arrière boutique d’un ami vendeur de gaufres fera l’affaire. Malgré sa vie de bohême, Gonzales ne lâche pas la raquette et remporte le tournoi de Forest Hills en 1948 et 1949. Toujours sans le sou, marié et bientôt père, il profite de ce succès pour signer son premier contrat professionnel. Ricardo a 21 ans.
« La pire chose qu’il lui est arrivée, c’est d’avoir gagné Forest Hills, nuance Jack Kramer.
Sa nature a complètement changé. C’est devenu quelqu’un d’arrogant et de solitaire. Le type le plus malheureux en ville ».
Comédie romantique, casino et coca-cola
Malgré 75 000 dollars de gains en tournoi, les débuts sont mitigés pour sa première tournée mondiale : 27 défaites sur 123 rencontres. Froissé, Ricardo décide d’abandonner le tennis pour cramer son pactole dans les salles de jeux et les boites de nuit.
« Pancho n'avait aucune idée de la façon de vivre ou de prendre soin de lui-même : hamburger, hot-dog, cigarette, il buvait même du Coca-Cola en plein match », se souvient Kramer.
Très vite ruiné, il s’essaie au métier d’acteur dans le film sur le tennis
Players tourné en 1979,
ou dans la comédie romantique
The Goodbye Girl d’Herbert Ross. Avec sa musculature sèche, son mètre 91 et sa cicatrice joue gauche, le Californien n’a rien à envier aux stars hollywoodiennes. «
Gonzales a une gueule terrible, un comportement de félin inquiétant sorti tout droit d’une page de Steinbeck ou d’un film de Buñuel », note le journaliste français Olivier Merlin dans
Tennis Magazine. Au début de l’année 1953, il doit finalement se résoudre à recorder sa plus belle raquette. Objectif : un gros championnat du monde sans grande valeur, mais très bien rémunéré. En raison de la rivalité entre amateurs et professionnels, il n’a longtemps pas été possible d'établir des classements objectifs des meilleurs joueurs. En effet, les joueurs professionnels sont à cette époque interdits (
avant 1968 et l’invention de l’ère Open, ndlr) de Coupe Davis par BNP Paribas et de Grand Chelem. Jack Kramer, devenu promoteur, propose à Gonzales de prendre part à la tournée mondiale qu’il était en train d’organiser. Pancho saisit sa chance et remporte à terme le titre de meilleur joueur professionnel du monde. Et récidivera les six saisons suivantes. La domination de Ricardo sur le circuit est totale.
« Il n’y avait plus aucun suspense. C’était comme voir Dieu faire la police dans son propre paradis », ironise la flamboyante Gussie Moran, joueuse américaine. Soucieux de ses économies, Kramer renonce même à organiser d’autres tournées tant qu’il ne trouve pas de nouveaux challengers capables de réveiller l’intérêt du public.
Ses obsèques payées par Agassi
En 1968, les premiers tournois de l’ère Open s’organisent mais à 40 ans et des brouettes, l’espoir pour lui de remporter un tournoi du Grand Chelem relève du fantasme. Cette année-là, Ricardo atteint pourtant les demi-finales de Roland Garros.
« J’ai joué contre tous les meilleurs joueurs du monde des années 1950 et 1960, et celui qui m’a paru avoir le jeu le plus complet et le plus riche est sans nul doute Pancho Gonzales », note le Français Pierre Darmon, son adversaire au troisième tour. Un poil maso, Ricardo poursuivra sa carrière jusqu’à ses 45 ans, avant de devenir commentateur pour la télé et de construire un grand centre de tennis au-dessus de Malibu Beach, la plage des milliardaires d’Hollywood. Pendant des décennies, son contrat avec la marque de raquette Spalding lui rapporte une coquette enveloppe de 75 000 dollars par an. Pourtant un matin, il rompt son engagement en insultant à Las Vegas la femme de son employeur, trop directive à son goût. Sa dernière femme, Rita, est la sœur d’Andre Agassi. Une histoire peu au goût du père, Mike, un ancien champion de boxe iranien qui eut envie
« d’assassiner » Ricardo. La raison : lors d’un tournoi à Chicago, papa Agassi abandonne sa chaise de juge de ligne lorsque Gonzales imite devant la foule les gémissements de sa fille lors de leurs ébats sexuels. Gonzales mourra finalement le 3 juillet 1995 comme il est venu au monde : sans le sou, ruiné qu’il était par ses dettes de jeu. C’est Andre Agassi qui paya les obsèques.
Par Victor Le Grand, avec Julien Pichené