« C’est le genre de match qui ne badine pas avec l’amour ». Les mots sont de Jim Courrier. Il parle ici du quart de finale de l’Open d’Australie 2003, opposant Andy Roddick à Younes El Aynaoui. L’une des plus belles romances de l’histoire du tennis. Sueur, générosité, tension, complicité, embrassade, humour et gros services : récit d’un mariage qui fête aujourd’hui ses 10 ans.
La guerre d’Irak. Au téléphone et à l’évocation des dix ans de son quart de finale à l’Open d’Australie, face à Andy Roddick, c’est le premier souvenir qui vient à l’esprit de Younes El Aynaoui. Le rapport entre la troisième guerre du Golfe et ce duel de légende ? « Ce match, c’était en 2003 : les débuts de la guerre d’Irak. Moi je suis arabe et mon entraineur, Jeff Tarango, était américain. Roddick, lui, était donc un Américain entrainé par le Franco-algérien Tarik Benhabiles. Tu comprends ? Je n’en ai jamais vraiment parlé jusqu’ici, mais je trouvais ça insolite, glisse-t-il en introduction. Ce sont les Américains qui ont déclaré la guerre à l’Irak. Je suis résident au Maroc, alors effectivement on a senti qu’il y avait un surplus d’insécurité ». Plus qu’un souvenir d’ancien combattant, le champ de bataille australien oppose deux personnalités. Pas si opposées, finalement : la férocité athlétique de Younes El Aynaoui, 31 ans, crinière mi-crépue, mi-dreadlocks ; et la générosité borderline d’Andy Roddick, jeune loup au look d’étudiant de Princeton, de onze ans son cadet. « En fait, on ne s’était pratiquement jamais adressés la parole avant ce match. Ou alors juste salués de loin, confesse le Marocain. Je pensais que c’était un bon tableau de jouer un gars sans expérience. Ca n’échappe à personne : il a énormément de tocs ! Il est très nerveux. Il peut paraître assez crispant à regarder mais il est assez gentleman sur le court ». De son côté, Roddick acquiesce : « Je ne pense pas avoir déjà parlé à Younes. Mais dans dix ans si on se recroise, on pourra se dire qu’on a vécu un moment vraiment spécial ».
Le match des ramasseurs de balles
Cinquième set. Le tableau d’affichage atteste un score de 19 jeux partout. La fraicheur nocturne du central de Melbourne est vivifiante. Il est quasiment minuit. « C’était night session, badine Younes. Le pire, c’est que derrière notre match, tu avais encore un double de prévu. Les gars attendaient dans le vestiaire. Ca a dû être mortel pour eux ». Ereinté après avoir servi quatorze fois pour rester dans le match, Roddick s’octroie alors une petite pause. « C’est à moi de servir – j’étais très concentré - et au moment de lancer la balle, je vois Roddick s’asseoir et donner sa raquette à un ramasseur de balles. Alors je me retourne et je fais la même chose. Les deux ramasseurs ont joué un ou deux échanges pour rigoler, ça a duré trois/quatre minutes et je me suis fait breaker sur ce jeu. Je n’ai jamais cru qu’il l’avait fait sciemment (rires) ». L’instant est surréaliste. La plaisanterie tourne à l’hystérie collective. Naturellement, le public est aux anges : « L’ambiance était folle. Grâce aux ramasseurs, j’ai eu quelques minutes pour regarder autour de moi et me dire : ‘Mais où je suis ? Je ne suis pas sur un terrain de tennis habituel’, poursuit Younes. Alors j’ai levé les yeux, j’ai vu des spectateurs marocains dans le stade, mon drapeau national flotter et brandi dans l’air, avec des chapeaux rouges, le fez. C’est à cet instant que j’ai pris conscience de l’ampleur du match ».
Sueur, accolades et record du monde
Il faut dire que cette ultime manche symbolise à merveille le scénario épique de cette rencontre. Une heure et cinquante-trois minutes plus tôt, à 22h56, El Aynaoui manque déjà une occasion de conclure la manche 6/4. Une demi-heure plus tard, Roddick sert à son tour pour le match à 11-10. La qualité du service des deux joueurs est alors impressionnante : Roddick remporte 80% de ses premières balles ; El Aynaoui 79%. La plupart des échanges sont des coups gagnants. Andy régale le public avec des plongeons gagnants. Younes répond par des amorties papillonnantes, des passings en pleine course. « C’est un peu jouer contre son miroir », note-t-il avec humour, contant pêle-mêle l’aspect romanesque de ce genre de confrontation, l’usure physique et mentale, le visage des 15 000 spectateurs, la nervosité, la sueur, le fair-play et la générosité de « points incroyables sortis de derrière les fagots ». Malgré quelques passages à vide, de doute et de moins beaux coups, inhérents aux matchs marathons, les joueurs se tiennent, comme s’ils n’avaient pas envie de se quitter. Cette partie les dépasse tous les deux. Elle ne leur appartient plus. Pis, les lois mathématiques s’effondrent : « Au tennis, tu as toujours un vainqueur et un vaincu. Un gars heureux et un autre triste. Mais là tu avais deux hommes qui avaient le sourire d’avoir fait un grand match ». Après près de cinq heures de jeu, Andy Roddick hurle enfin sa délivrance, en remportant la dernière manche 21 à 19. Un record historique de l’ère Open (battu depuis par Mahut et Isner à Wimbledon en 2010), personne n’ayant jamais atteint 40 jeux dans un cinquième set. « Sous une standing ovation, on est tombés l’un et l’autre dans les bras. Pas besoin de parole : un grand soupir et tu serres fort. Très fort ! »
« J’espère qu’on ne me prendra plus pour James Blake »
De retour aux vestiaires, l’entraineur, le kiné, John McEnroe, descendu pour l’occasion de sa tourelle de commentateur – « et qui deviendra ce jour-là mon ami » - viennent féliciter la performance d’El Aynaoui. Lui, pourtant, est déjà loin. « En fait, l’idée de se dire : ‘Je viens de jouer un des plus grands matchs de l’histoire du tennis’, ça a pris un certain temps. Quand des amis t’appellent et disent : ‘Ouais, on t’as vu l’autre jour à la télévision sur ESPN Classic, aux Etats-Unis’. Tu sais, ESPN, c’est un peu le graal pour tout joueur de tennis ». Internet, télévisions, best-of, coupures de presses : plus qu’un bon souvenir, ce match est pour lui un fabuleux coup de projecteur. « J’ai même entendu des commentaires dire : ‘Ouais, j’ai vu un jeune jouer en Australie l’autre jour, il n’est pas mauvais’, alors que ça faisait plus de dix ans que j’étais sur le circuit ». Aujourd’hui jeune retraité, Andy Roddick raconte avoir fait cette nuit-là son « coming-of-age », franchi avec fougue un rite de passage et goûté avec tendresse à sa première expérience du très haut niveau. Militant associatif, directeur sportif du club de tennis allemand d’Erfurter et conseiller politique du Ministre des Sports marocain, Younes, quant à lui, retient un instant de romantisme, tardif et inattendu, « médiatiquement » le plus beau souvenir de sa carrière : « Maintenant, au moins, j’espère qu’on ne me prendra plus pour James Blake ».
Par Victor Le Grand