Dans le grand catalogue des étrangetés du tennis, au rayon des ouvrages impossibles, résiste le cas unique d’une rencontre que les deux protagonistes ont préféré abandonner, faute d’arriver à se départager. C’était il y a 60 ans, le 20 février 1955, en finale du tournoi de Lyon, et les deux stars Budge Patty et Jaroslav Drobny inventaient le nul en tennis.
Contrairement aux joueurs du FC Nantes et de Caen qui avaient eu besoin de cinq matchs pour se départager en coupe de France 1958, leur rencontre à eux n’était pas chronométrée. Et contrairement aux protagonistes de la demi-finale de l’Euro de football 1968, ils ne pouvaient pas régler ça à pile ou face. Ils? Budge Patty, l’Américain de Paris, l’homme qui a lancé le règne des grands attaquants sur la terre battue parisienne, et Jaroslav Drobny, son galbe de buffle et sa paire de lunettes noire, outil de travail indispensable depuis son accident à l’œil en hockey-sur-glace, discipline qui en a fait un champion du monde en 1947, quatre ans avant son premier sacre à Roland-Garros. Tous les deux sont adversaires de la finale du tournoi de Lyon 1955. Cette année-là, alors que James Dean meurt dans un accident de voiture et que le premier tube rock « Rock around the clock » voit le jour, le tennis est (encore) amateur, la télévision n’en montre (encore) rien, et la règle des deux jeux d’écart est (encore) en vigueur. En outre, depuis le 1er janvier, la règle des fautes de pied a été modifiée. Il est maintenant permis de passer le pied sur la ligne dès l’instant que la balle a quitté la raquette. Ce qui fait la joie des serveurs-volleyeurs -dont font partie Drobny et Patty -, le bonheur des amateurs de score à rallonge et suffit pour dessiner le contexte de ce dimanche sans fin sur le court en bois du tennis club de Lyon. Un parquet glissant où la balle fuse plus encore que sur gazon...
Pause sur le fauteuil d’un juge de ligne
Non content de compter parmi les meilleurs serveurs du globe, Jaroslav Drobny et Budge Patty se connaissent par cœur. L’un contre l’autre, ils ont joué les plus grands matches de la décennie. Leur opposition n’est ni plus ni moins que le Nadal / Federer ou Nadal / Djokovic des fifties. Avant Lyon, cinq de leurs six rencontres en Grand Chelem se sont réglées au cinquième set, dont ce chef d’œuvre deux ans plus tôt à Wimbledon, et dont le score à lui-seul (8-6 16-18 3-6 8-6 12-10) est déjà toute une aventure. Mais au bord du Rhône, devant les 2000 passionnés massés sur de rudimentaires sièges en bois, aucun des deux hommes n’a réussi à avoir le mot de la fin. Quand aujourd’hui John Isner et Nicolas Mahut squattent pendant trois jours le court 18 de Wimbledon pour quelques dollars de plus (70-68 au cinquième set en 2010), Patty et Drobny, eux, n’ont ni voulu, ni pu, se tuer à l’ouvrage pour l’honneur. C’est à un set partout, après un break dans chacune des deux premières manches, que l’impensable et l’inédit s’est produit. A 10 partout déjà, profitant de la courte interruption nécessaire pour actionner l’éclairage de la salle, Patty s’est affalé sur le fauteuil d’un juge de ligne, et Drobny s’est allongé de tout son long sur le court. A ce moment-là, peut-être, font-ils le rêve prémonitoire du jeu décisif, inventé quelques années plus tard, en 1970.
Serrage de main à 21 partout
« Sur bois, nous n’avons jamais pu régler nos retours, racontera l’Américain quelques jours plus tard. Nous enlevions la plupart de nos services en quatre balles. Cela aurait pu durer indéfiniment. Nous n’osions guère cependant nous arrêter mais, après nous être deux fois concertés pendant le troisième set, nous nous sommes finalement décidés de nous serrer la main à 21 partout. » Alors que le chrono tourne depuis 4 heures, l’arbitre de chaise est contraint d’annoncer deux vainqueurs, résultat cautionné par les hourras d’un public lyonnais amusé et ébahi. La standing ovation durera 10 minutes.