Entre Ilie Nastase le pitre colérique, et Arthur Ashe l’intellectuel bien élevé, les oppositions ont toujours été savoureuses. Jusqu’à ce que l’Américain prenne un jour ses affaires et quitte le court, exaspéré par les facéties de son adversaire. Alors que le Masters de Londres vient de débuter, retour ce match de premier tour de l’édition suédoise de 1975. Entre bouquet de fleurs et vanne raciste.
Les roses sont blanches, rouges, roses et même jaunes. Ce bouquet, c’est une fleuriste de la ville de Stockholm, « l’une des plus belles filles que je n’ai jamais vue de ma vie », se souvient Ilie Nastase, qui l’a confectionnée. Nous sommes en décembre 1975, et si la légende roumaine des seventies se rend chez une bouquetière suédoise, ce n’est pas pour gâter son épouse mais pour accompagner d’un présent garni ses plus plates excuses. Son tort ? Avoir exaspéré, la veille au soir, son adversaire Arthur Ashe lors d’un premier match de poule du Masters 1975, en Suède. Une énième provocation verbale du Roumain a poussé l’Américain à abandonner, fait rarissime dans l’histoire du tennis. Et ce n’est d’ailleurs pas leur première anicroche. Au début des années 1970, lors d’un match de double arbitré par Jacques Dorfmann, celui-ci avait entendu, dans un moment de tension, Nastase lancer à Ashe un « nègre noir ». « C’était un jeu entre nous et cela n’a rien de raciste, affirmera plus tard le Roumain pour se défendre. À chaque fois que je me moquais de sa couleur, il me répondait : ‘Ça me fait rire, mais tu es la seule personne à pouvoir m’appeler comme ça’ ». En réalité, dans le privé, une amitié profonde unit les deux hommes. « Ashe est très différent des autres joueurs, estime Nastase. Il était engagé en politique, il s’est battu contre l’Apartheid, c’était quelqu’un de brillant. Il était le seul à lire des livres avant les matchs. Il me posait toujours des questions à propos de la vie, de la politique en Roumanie – nous pouvions avoir des véritables conversations, pas seulement sur le tennis ». D’où son analyse à propos de l’affaire : « Le scandale n’aurait jamais été aussi gros si cela n’avait pas impliqué Arthur Ashe, sans doute le plus grand gentleman que j’ai connu dans ma carrière ».
« Are you ready Mister Ashe ? »
Le scandale a pour point de départ une balle jamais lancée. Plus précisément deux balles de 5 jeux à 1 pour Arthur Ashe, sur le service du Roumain. Déconcentré, le natif de Richmond se prend d’abord un ace. Nastase en profite alors pour le vanner : « Are you ready Mister Ashe ? » Au moment de faire rebondir sa balle de service pour le débreak, Nastase s’arrête, et répète la phrase. Trois fois. A force, elle perd ses vertus comiques et l’allitération devient crispante. Le public, ébahi, laisse résonner ces mots sur le court du Kungliga Tennishallen de Stockholm. « Il y avait comme un chaos total sur le court, le public est resté circonspect. Personne ne savait quoi faire », se souvient Nastase. C’en est trop pour Ashe, qui décide soudain de prendre ses affaires et de quitter le court. Au risque d’être disqualifié ? « Je m’en fous, je préfère ça que de perdre mon amour propre », rétorque-t-il. Dans un premier temps, les organisateurs du tournoi pensent à dégrader les deux joueurs, mais déclarent finalement Ashe vainqueur. Une décision prise tard dans la nuit, après des heures de délibération et une pression folle exercée par l’Américain, président de l’Association des joueurs et membre influent du circuit. « Normalement, j’aurais dû remporter cette rencontre parce que le règlement prévoyait déjà de disqualifier automatiquement un joueur quittant le court en plein match. Mais les officiels ont voulu en finir une bonne fois pour toute avec mes agissements en m’infligeant une sanction symbolique », assure Nastase.
Bouquet de fleurs et doigts dans le nez
C’est l’année suivante, en 1976, que le code de conduite des joueurs est édicté. Le nombre de disqualifications, jusqu’ici marginal, explose. Dans le livre Carnet de balles, l’arbitre Jacques Dorfmann consacre un chapitre à cette révolution administrative : « Dans les années 1970, le tennis, comme les autre sports, étant en train de se professionnaliser, le folklore devait finir. Les doigts dans le nez, les arbitres qui crient ‘faute’ au lieu de ‘out’, etc. Une année, j’avais un haut magistrat parmi mes juges de ligne. Certains assurent l’avoir vu dormir pendant un match de Borg. Cela ne pouvait plus durer. Tout cela a mis fin à ce qui pouvait s’apparenter à un certain amateurisme ». Avant de désigner le coupable (idéal), celui par qui le scandale est arrivé : « Un joueur comme Nastase n’est sans doute pas étranger à l’arrivée du code de conduite et de son évolution (…) Je ne suis pas contre le code de conduite, mais je l’ai souvent mis de côté. Cela permet d’instaurer des garde-fous, mais il ne résout rien. Quand vous avez Nastase qui ouvre le frigo qui se trouve en-dessous de la chaise d’arbitre et qui distribue des boissons à tout le monde dans le public, vous ne pouvez rien faire ! » En attendant d’être épié par les arbitres du monde entier, Nastase a pour l’heure des excuses à formuler. Après l’achat de ses fleurs, il rejoint son adversaire de la veille au restaurant de l’hôtel que les deux joueurs partagent depuis le début de la compétition. Ashe dîne seul, la tête dans son assiette. Son bourreau s’avance à petit pas, nerveux, la tête cachée derrière sa gerbe fleurie. « Quand je suis arrivé à sa table, il s’est tourné vers moi, il a vu les fleurs, il m’a regardé, raconte-il. Il m’a souri et s’est marré comme un con. J’étais enfin pardonné ».