Aujourd’hui, qui se souvient de Ted Tinling ? Personne ou presque. Et pourtant, cet ancien espion de l’armée anglaise devenu styliste a confectionné les tenues de sport des plus grandes joueuses des années 1950, 1960 et 1970, révolutionnant au passage la mode dans le tennis féminin. Homosexuel, ancien arbitre personnel de Suzanne Lenglen et historien du tennis, portrait d’un homme en avance sur son temps. Et sur celui des autres.
« Cette femme a apporté la vulgarité et le péché dans le tennis ». En 1949, un vent de scandale souffle dans les coulisses du tournoi de Wimbledon. Gertrude Moran, joueuse américaine de 25 ans, vient de commettre l’affront de choisir elle-même sa tenue de travail à quelques jours du début de la compétition. Son idée ? Qu’une des manches de son polo soit d’une couleur, la seconde d’une autre et sa jupe d’un troisième coloris. Shocking ! En raison de l’intangible règlement du tournoi, imposant à tous ses participants de ne porter que du blanc, la direction de Wimbledon lui refuse l’accès aux courts. Elle imagine alors une solution de repli. Pire encore que la précédente. Certes sa jupe est blanche mais elle a été tellement raccourcie qu’elle laisse apparaître une culotte frou-frou en dentelle. L’expérience tourne d’avantage à l’outrance qu’à l’émoustillement. Harcelée par la presse internationale, l’intéressée est contrainte de se déplacer avec une raquette sur le visage pour préserver son anonymat. « Le monde est devenu complètement fou. C’est sans doute de ma faute. Peut-être parce que je suis plus fou que tout le monde », expliquera Ted Tinling au Washington Post, en 1989. Plus qu’un simple témoin des évènements, cet ancien lieutenant-colonel de l’armée anglaise durant la Seconde Guerre mondiale, devenu historien de tennis, écrivain, espion et surtout styliste, est à la base de cette controverse. Et de plusieurs autres.
Cuthbert Collingwood Tinling, dit « Ted », a en effet conçu les habits de lumière de la quasi-totalité des joueuses des années 1950, 1960 et 1970. Avec un goût certain pour les tenues légères et affriolantes. L’enveloppe à paillettes, colorée et médiatisée de Billie Jean King lors de sa « bataille des sexes » contre Bobby Riggs en 1973 ? Lui. Le jupon rose de l’Italienne Lea Pericoli à Wimbledon en 1955 ? Toujours lui. L’ensemble trois pièces en velours noir de Rosie Casals, ou encore la culotte frou-frou en or de Karol Fageros à Roland-Garros en 1958 ? Encore lui. Et que dire d’Anne White, joueuse américaine restée célèbre en 1985 pour avoir, toujours à Wimbledon, arboré un catsuit (combinaison une pièce) en élasthanne la couvrant du cou aux chevilles… Ted Tinling est assurément celui qui révolutionna la mode dans l’histoire du tennis féminin : « La confiance est sans doute ce qui fait la différence entre une victoire ou une défaite. Si une joueuse sent qu’elle est plus belle ou mieux apprêtée que son adversaire, rien ne peut l’arrêter. »
Côte d’Azur, Eisenhower et bal d’étudiants
Pour comprendre le penchant de Ted Tinling pour la mode, il faut remonter à ses balbutiements. À cinq ans exactement, lorsqu’il dessine ses premières écharpes pour les soldats britanniques de la Première Guerre mondiale. Pour son quinzième anniversaire, sa mère lui offre sa première machine à coudre : une révélation. Fils d’un comptable agréé né à Eastbourne, sur la côte sud de l’Angleterre, Ted passe ses journées à raccommoder des vieux vêtements de sa mère, laquelle ne compte que trois enfants « car elle n’aimait pas le sexe », explique-t-il. En 1923, ses parents décident d’extraire leur fils de son adolescence solitaire et parfois monotone en l’envoyant vers la Côte d’Azur, sur ordre du médecin, afin de soigner ses problèmes d’asthme. A dire vrai, la rumeur circule que l’homosexualité précoce de Ted fait déjà mauvaise impression à la maison. « J’ai toujours été ouvertement homosexuel, assurera-t-il dans le livre Tennis Confidential en 1985. Quand j’étais engagé dans l’armée anglaise lors de la Seconde Guerre mondiale, le président Eisenhower lui-même m’a envoyé un mémo m’interdisant de quitter mon quartier général pour aller arbitrer un tournoi d’exhibition à Alger. Un message qui disait : ‘La guerre est une histoire d’hommes alors que le tennis est un jeu de femmes’… C’est ce jour-là que j’ai compris que le tennis serait toute ma vie ».
Un sport qu’il découvre en France, du côté de Nice, où s’entraine quotidiennement Suzanne Lenglen. Rapidement, le père de la championne française, attendri par le coup d’œil et la vivacité d’esprit de Tinling, lui propose d’arbitrer l’un des matchs à venir de sa progéniture. Bonne pioche : malgré son jeune âge, il restera son juge personnel durant deux ans. Cette amitié avec Suzanne Lenglen lui ouvre également les portes de Wimbledon, tournoi pour lequel il devient ensuite coordinateur entre les joueurs et le comité d’organisation, de 1927 à 1949. Sa mission ? « Ecouter les desiderata des joueurs, ne jamais être très loin d’eux et faire les meilleurs vannes possibles pour les détendre avant un match ». Après avoir lancé sa première collection de mode en 1931, composée essentiellement de robes de soirée et de mariée, Ted profite de sa proximité avec le circuit féminin pour s’essayer aux vêtements de sport. Premier coup de maître : un petit liseré bleu et rose subtilement cousu sur la jupe de la joueuse britannique Joy Gannon, lors de l’édition 1947 de Wimbledon. La coquetterie passe inaperçue auprès de la direction du tournoi, mais pas des joueuses qui raffolent toutes de l’effet de style. Grande consommatrice des tenues de Tinling, Lea Pericoli est récemment revenue lors d’une interview sur l’atmosphère dans laquelle vivaient les joueuses des fifties : « Nous étions entre garçons et filles de bonnes famille. Nous arrivions dans les vestiaires comme pour aller au bal… ».
« Le blanc est la couleur des lavabos »
Si sportivement l’Italienne n’a pas marqué les esprits, « ses arrivées étaient attendues avec gourmandise », précise Pierre Barthes, N°1 français en 1972 : « Elle était habillée par Ted Tinling et gardait ses tenues secrètes jusqu’au dernier moment ». Avec pour seule lubie de mettre de la couleur à toutes les sauces – « le blanc est la couleur des lavabos », disait-il, - le Britannique pousse, été après été, la provocation jusqu’à son paroxysme. En 1949, pour avoir dessiné la jupe trop courte et le cache-sexe trop visible de Gertrude Moran, le All England Lawn Tennis and Croquet Club l’exclut tout bêtement de son administration. Déçu par cette décision, il attend trente ans pour refaire surface à l’occasion de la Virginia Slims Circuit, une ligue féminine professionnelle sponsorisée par la marque de cigarettes du même nom, créée en 1968 par Billie Jean King en réponse à la trop grande inégalité des gains perçus entre les joueurs et les joueuses sur le circuit officiel. À sa manière, Tinling va rapidement participer à cette entreprise de révolte. Son travail ? Créer près de 100 robes par an, les plus colorées, uniques et osées possibles. Parmi ses nouveaux modèles, Martina Navratilova, Chris Evert ou encore Virginia Wade : « Quand vous habillez une joueuse, vous devez prendre en compte à la fois sa personnalité et à la fois la manière dont elle joue. Je n’ai jamais osé habiller une fille sans voir son jeu. Et parfois, la joueuse et la personne sont assez contradictoires ».
Une aptitude à la psychologie féminine qui a toujours fait de Ted un éminent spécialiste du tennis féminin, voire du tennis tout court. Un monde d’anecdotes, de jalousie et de compétition féroce dont il dépeint l’évolution au fil de nombreux ouvrages. « Pour moi, c’est est l’un des plus grands historiens de notre sport ; quand j’ai besoin d’un conseil, que je dois prendre une décision importante, c’est à lui que je me réfère », dira un jour de lui Philippe Chatrier, alors président de la Fédération internationale de tennis. En 1982, ce dernier, attristé qu’une telle culture ne soit pas utilisée à meilleur escient, retrouve même à Ted un poste au sein du tournoi de Wimbledon, toujours comme chef du protocole, après 33 ans de bannissement. Mais les temps ont changé ; la mode et les mœurs également. « À une époque, les filles avaient l’avantage d’être plus dissociables que les joueurs. Aujourd’hui vous ne faites même plus la différence entre les sexes », analyse Tinling dans Sports Illustrated, tenant pour responsable le mouvement féministe américain de cette « androgénisation régressive ». Il poursuit : « L’Amérique a produit une idée erronée de l’égalité, l’idée que si vous faites un service-volée comme les hommes, vous êtes l’égal des hommes. Au lieu de cela, il faut promouvoir ce qui est différent. Et je ne parle pas que de tennis. La première fois que je suis allé au Japon, j’ai commencé à leur parler de mes fleurs favorites et les gens m’ont regardé comme si j’étais fou. Ils avaient à l’esprit que tous les hommes américains devaient être des cow-boys virils et des mâles dominants ». Six ans après avoir repris du service dans les arcanes du tennis mondial, ses problèmes respiratoires d’enfance le rattrapent et provoquent sa mort en 1990. Depuis, qui aujourd’hui se souvient de Ted Tinling ? Personne ou presque. Pour les autres, les nostalgiques d’un temps où les équipementiers n’étaient pas aussi puissants qu’aujourd’hui et où la robe d’une joueuse était l’expression de sa personnalité et de son jeu, il reste en guise d’épitaphe, au cimetière d’Eastbourne, l’une de ses plus belles citations : « Dans la vie, il y a deux types de classe : la première classe et ceux qui n’en n’auront jamais ».