Homosexuel, aristocrate, gentleman, ami de la jet-set américaine et très bon volleyeur : Gottfried von Cramm, joueur allemand de l’entre-deux-guerres, est sans doute la plus grande légende du tennis teuton. Sur le court, comme en dehors. Opposant au régime nazi au début des années 30, il refuse d'utiliser ses talents de sportif comme outil de propagande, avant d'être emprisonné pour son orientation sexuelle. « Hitler ? Ce n'est pour moi rien qu'un peintre en bâtiment », disait-il. Portrait.
Un lac immense, des bosquets de pins et chaque année de nombreux touristes. Niché dans le quartier berlinois de Grunewald, le club de tennis de Rot-Weiss, doté de 16 courts en terre battue, est l’un des plus beaux de la capitale allemande. Pourtant, le lieu n’a pas toujours été ce petit bout de nature qui a longtemps accueilli l’étape sur ocre allemande du circuit WTA : détruit durant la Seconde Guerre mondiale après le bombardement aérien de Berlin par les forces alliées, ce country club doit sa réédification au baron Gottfried von Cramm, double vainqueur de Roland-Garros (1934, 1936) et légende du tennis mondial de l’entre-deux-guerres. Fortuné et dilapidateur, cet aristocrate aime tellement l’endroit qu’il a financé sa reconstruction. Aujourd’hui, une rue menant à l’entrée du club-house porte fièrement son nom. Ses médailles garnissent la salle des trophées. Même son portrait s’affiche en grand dans …les toilettes des femmes. Une faute de goût ? « Nous l’avons finalement retiré, assure Wolfgang Hofer, président des lieux, dans une allocution publique à l’occasion du centenaire du club. Nous avons estimé que c’était de très mauvais goût, car tout le monde sait parfaitement que Gottfried von Cramm était homosexuel. Enfin, j’espère. ». Eclat de rire général dans l’audience. Oui, tout le monde est semble-t-il déjà au courant. « Je l’ai rencontré quand j’avais 12 ans et rien ne laissait imaginer qu’il pouvait être homosexuel. C’est un jour, en écoutant secrètement une discussion entre lui et, je pense être, l’un de ses amants que j’ai découvert le pot aux roses », poursuit Wolfgang Hofer, l’un de ses plus vieux amis. « Déjà, Berlin, durant la République de Weimar, était un havre de paix pour la communauté homosexuelle. On appelait la ville le ‘vice allemand’. Tout cela pour dire nous nous en fichions complétement. Et le petit monde du tennis aussi ».
« Traitre à la nation »
À cette époque, Gottfried est en effet un jeune adulte épanoui. Troisième fils des sept progénitures du Baron Burchard Cramm, noble descendant d’un des familles allemandes les plus riches de la fin du XIXe siècle, l’argent n’est pas ce qui motive ses envies de carrière sportive. En 1932, à seulement 23 ans, il forme avec Daniel Prenn, talentueux refugié juif de Russie, une redoutable paire de double de tennis qui parvient jusqu’en finale interzones de Coupe Davis. Un beau parcours qui reste cependant sans lendemain pour l'équipe allemande. L’année suivante, le 30 janvier 1933 vers midi, un ancien peintre et déblayeur de neige autrichien, du nom d’Adolf Hitler, est nommé chancelier du gouvernement allemand. Le malheureux Prenn est contraint de s'expatrier une deuxième fois, direction l'Angleterre. Orphelin de son compère de double, Gottfried se révèle par la force des choses un excellent joueur de simple et remporte en 1934, puis en 1936, les Internationaux de France à Roland-Garros. Moins en réussite sur les autres tournois du Grand Chelem, il s’incline trois fois en finale de Wimbledon (1935, 1936 et 1937), une fois à l’US Open (1937) et à l’Open d’Australie, en simple et double la même année (1938). « Gottfried a été le meilleur joueur mais surtout le plus malchanceux que je n’ai jamais connu », explique l’Américain Donald Budge, premier homme à gagner dans la même année les quatre tournois du Grand Chelem en 1938 et grand rival de l’Allemand. Plus qu’un acharnement du sort, Gottfried jouît d’un sens de la justice et de fairplay un poil excessif. Impensable aujourd’hui : en 1935, lors de la finale de Coupe Davis opposant l’Allemagne aux Etats-Unis, von Cramm refuse ainsi l’ultime point décisif de la compétition, synonyme de saladier d’argent, en avisant le juge-arbitre de son erreur. Sur ce dernier retour hors-ligne yankee, Gottfried confesse avoir effleuré la balle du bout de sa raquette, alors que personne ne l’avait vu. Résultat : une chance supplémentaire et miraculeuse est offerte aux Etats-Unis, qui remontent leur retard et finissent par l’emporter. Après la rencontre, le capitaine allemand Heinrich Kleinschroth va calmer sa colère en se fracassant le crâne de différents coups de tête contre le mur des vestiaires. Avant de traiter von Cramm de « traitre de la nation ». Le baron, quant à lui, reste droit dans ses bottes : « Quand jeune homme j’ai choisi d’offrir ma vie au tennis, je l'ai choisi parce que c'était un jeu de gentleman, et c’est comme ça que je joue depuis que j'ai pris ma première raquette. Au contraire, je ne crois pas avoir laissé tomber le peuple allemand. En fait, je crois même que je vais lui faire honneur ».
« Hitler ? Un peintre en bâtiment »
Cependant, l'Allemagne de 1935 ne ressemble guère au pays qu’a connu Gottfried durant sa jeunesse. Deux après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le gouvernement allemand veut faire de ses meilleurs athlètes la vitrine mondiale de l’idéologie nationale-socialiste. Déjà opposé à l’exil de son ancien coéquipier Daniel Pernn, le baron refuse de rejoindre le parti nazi, et ce malgré les invitations répétées et appuyées d’Hermann Göring, futur ministre de la défense du Reich. Comme ce jour où Göring se pointe au domicile de von Cramm pour déchirer, devant ses yeux, les contrats de prêts qui le lient à des banquiers juifs concernant quelques-uns de ses châteaux. «Maintenant, lui annonce Göring, vous êtes libre ». Réponse glaciale de l’intéressé : « Raison de plus pour ne pas me joindre à vous ». Malgré son mépris le plus total à l’égard d’Hitler, qu’il qualifie de « peintre en bâtiment », le Baron doit rentrer dans le rang. À chacune de ses rencontres, toujours le même rituel : il porte une liquette blanche tamponnée d’une croix gammée sur le cœur et exécute un salut nazi à la foule avant le premier échange. Plus fort encore, en 1937, le Führer himself lui passe un coup de téléphone pour l’encourager à cinq minutes de ce qui deviendra le match de sa vie. « Le plus beau que je n’ai jamais vu », dira même la légende Bill Tilden. En finale de Coupe Davis face à l’Angleterre de son ami Don Budge, Gottfried s’incline, en larmes, mais avec les honneurs à l’issue d’un match marathon en cinq sets d’une rare intensité. Son courage et ses valeurs mentales ne font qu’accroitre sa renommée. À l’inverse, cette publicité agace Hitler, qui ne voit pas plus loin que la défaite et la mauvaise publicité faite au sport allemand. Un an plus tard, le 4 mars 1938, une réception officielle est organisée à Berlin à laquelle tous les sportifs teutons sont priés de se rendre. Tous, sauf Gottfried. Le déserteur a prévu de rendre visite à sa mère au château de Brüggen. Le lendemain soir, deux agents de la Gestapo viennent perturber le souper familial. Gottfried von Cramm est en état d’arrestation. Son tort ? « Irrégularité sexuelle avec l’ennemi ».
Drogue, attentat et Palestine
Accusé d'être homosexuel - crime bien commode à l'époque pour se débarrasser d'un opposant - Gottfried est immédiatement jugé et emprisonné. Plus répréhensible encore que son orientation sexuelle, c’est l’identité de son amant qui pose problème. Gottfried entretient une relation amoureuse avec un acteur juif, Manasse Herbst, exilé en Palestine. C’est d’ailleurs la seule relation gay connue de Gottfried à ce jour. Pour le reste, son état civil recense deux mariages, dont l’un avec Barbara Hutton, personnalité de la jet set américaine accroc à la l’alcool et à la drogue, et surnommée « la pauvre petite fille riche » en raison de sa vie mouvementée. « Gottfried est devenu son sixième mari après un premier baron, deux princes, Gary Grant et le célèbre diplomate et playboy dominicain Porfirio Rubirosa, se souvient même l’ancien joueur américain Bill Talbert dans Sports Illustrated. Ce n’était pas une couverture publique, je pense qu’il l’aimait vraiment. Mais Gottfried était surtout une personne angélique qui voulait aider les démons. Il ne voulait pas se marier, mais en le faisant, il pensait peut-être pouvoir l’aider ». Quoiqu’il en soit, le simple fait de prononcer le mot « homosexualité » suffit à exclure l’Allemand des différentes compétitions auxquelles il se présente, après presque un an d’emprisonnement. « Que cette fiotte s’estime déjà heureux d’être libre », sabre le directeur du Queens.
« Il ne voulait pas mourir à l’hôpital »
Pis, en 1944, alors qu’il est envoyé, malgré son titre de noblesse, comme simple soldat de guerre en Russie, il est une nouvelle fois emprisonné. La raison ? Complicité dans le cadre d’une tentative d’attentat contre Hitler. Les interrogatoires de la Gestapo se durcissent. Blessé au front, il doit finalement sa libération au roi Gustave V de Suède, monarque passionné de tennis qui intervient auprès des autorités nazies afin d'obtenir la grâce de plusieurs champions de tennis emprisonnés, comme le Français Jean Borotra. Ce dernier se retrouve d’ailleurs adversaire de Gottfried en 1953 lors d’un quart de finale de Coupe Davis perdu contre la France. Les joueurs allemands étant interdits de toutes compétitions internationales, cela faisait 16 ans que Gottfried n’avait pas participé à la prestigieuse épreuve par équipes. Clin d’œil de l’histoire, ce sera son ultime rencontre. Après sa carrière, Gottfried s’exile en Egypte où il passera les vingt dernières années de sa vie à exporter du coton dans toute l’Allemagne de l’Ouest, fréquenter la riche bourgeoisie locale et s’occuper, à distance, de son club de tennis de Berlin. Jusqu’à ce 9 novembre 1976, date à laquelle il décède dans un accident de voiture au Caire avec son chauffeur, percuté par un camion à la sortie d’une station essence. Wolfgang Hofer, qui le remplace à la tête du tennis club de Rot-Weiss après sa mort, se rappelle : « Je ne me souviens pas de lui malade. Sauf, peut-être, pendant la guerre. Il m’a dit une fois qu’il n’avait pas peur de mourir, mais qu’il ne voulait pas mourir à l’hôpital… Il est décédé dans l’ambulance qui l’y emmenait ». Avant de refaire un brin d’Histoire : « Historiquement, les homosexuels étaient les plus persécutés du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale, après les juifs. Normalement, Gottfried aurait dû être exécuté ou déporté comme tous les autres, mais en le laissant sain et sauf, Hitler et les nazis ont démontré qu’ils étaient prêts à mettre leur idéologie aryenne de côté pour jouir de la gloire et de la notoriété que leur apportaient ses exploits sportifs (…) Après la guerre, on a même dit que le Führer aimait les ’amitiés viriles’ et aurait éprouvé des sentiments pour son joueur de tennis préféré. Hitler homo ? Cette moustache aurait dû nous alerter un peu plus tôt… »