Tour à tour joueur de tennis, guitariste dans un groupe de rock underground et entraîneur de Pete Sampras, Vitas Gerulaitis, dit le « lion lituanien », a marqué l’histoire du sport des seventies. Avant de se perdre dans la fête, la cocaïne et les femmes. Comme tant d’autres, mais mieux que les autres…
« On nous a souvent confondu au début de notre carrière, mais il a le cheveu bien plus gras que moi ». En ce matin d’août 1977, Vitas Gerulaitis est d’humeur taquine. Prolixe de nature, l’Américain est ce jour-là laconique. Il semble même agacé. Ou plutôt résolu à mettre un terme aux questions récurrentes des journalistes. Leur tort ? « À chaque conférence de presse, c’est la même chose : ils me parlent toujours de mon revers ou de ma ressemblance avec Björn Borg, s’explique-t-il. Mais tout le monde s’en fout. Moi ce que j’aimerais, c’est qu’on cause de sexe ou de la dernière visite du Pape, bordel ». À dire vrai, les similitudes physiques entre les deux hommes sont frappantes. Deux grands blonds, sveltes et compagnons d’entrainement, qui s’affrontent ici, en demi-finale à Wimbledon. L’Américain est plus nerveux que le Suédois. Le match est épique et disputé. La défaite encore plus frustrante. Au total, les deux comparses se sont affrontés à 16 reprises. Gerulaitis n’a jamais gagné. « Si je dois un jour l’amener chez moi lorsqu’il aura 95 ans et l’aider à sortir de son fauteuil roulant, je pense que ce jour-là, j’aurais une chance de le battre ! » Même statistique folle contre Jimmy Connors, un compatriote yankee, qu’il corrige en 1980 après un nombre identique de défaites successives. Avant de se gargariser en conférence de presse, la mine goguenarde et une bouteille de champagne à la main. Tout juste sabrée : « Personne ne bat Vitas Gerulaitis 17 fois de suite. Personne ». À elle seule, cette célèbre punchline résume la trajectoire haute en couleur d’une légende du tennis mondiale : celle d’un des joueurs les plus doués de sa génération, 25 titres en simple au compteur ; mais aussi celle d’un hédoniste, guitariste dans un groupe de rock, dragueur, cocaïnomane, collectionneur de Lamborghini et ami personnel d’Andy Warhol qui, sa carrière durant, enregistrera 29 finales perdues en tournois officiels. « D’un point de vue tennistique, il a eu le malheur d’être de la génération des Borg, Connors ou McEnroe, qui étaient bien trop forts pour le commun des mortels, note John Lloyd, ancienne vedette du tennis britannique, dans The Independent. Un joueur dans l’ombre des plus grands, peut-être pas le plus grand de l’Histoire, mais personne n’a davantage contribué à faire du tennis le sport le plus cool de sa génération. On l’appelait ‘Broadway Vitas’ ».
Rolls-Royce jaune crème, service-volée et Mick Jagger
On ne connaît pas vraiment l’origine de ce surnom, mais la légende raconte qu’il se le serait attribué lui-même. Car avant même de faire le tour du monde, l’histoire de Gerulaitis est celle d’un enfant de New-York. Un gosse de Brooklyn, plus exactement. « Et rien d’autre », répète-t-il à qui veut l’entendre. Fils d'immigrés lituaniens exilés après la Seconde Guerre Mondiale, suite à l’invasion de la Russie et aux bombardements de l’Armée Rouge. « Vitas est né sur le sol américain quelques années plus tard et n’a donc pas connu la guerre, les tickets de rationnement et la peur, poursuit sa soeur Ruta, elle aussi joueuse de tennis professionnelle. Je me souviens très bien que nous ne parlions pas anglais pour notre première journée en maternelle. Nos professeurs nous ont demandé d’effectuer des danses traditionnelles lituaniennes pour nous présenter aux autres élèves. Même si nous avons toujours été impliqués dans la communauté, mon frère l’a vécu comme une humiliation. Comme si c’était un animal ». À la maison, le père Gerulaitis, ancien chef de la police lituanienne, impose une discipline de fer. C’est aussi lui qui glisse entre les mains de son rejeton sa première raquette. Il lui apprend les rudiments du service-volée - sa future marque de fabrique - lui conseille de ne jamais boire d’alcool et de se marier jeune. Des conseils tombés dans l’oreille d’un sourd, selon son ami d’enfance, John McEnroe : « Même quand on était en junior, on entendait de ces légendes : Vitas avait été avec telle actrice, il avait joué tel tournoi sous l'influence de telle drogue. Je me demandais comment diable faisait-il pour brûler la vie par tous les bouts, explique « Big Mac » dans son autobiographie, You can’t be serious. Il avait une suite à Kings Point et une vie si glamour à Manhattan. Moi, je revenais de mes voyages avec du linge sale pour ma mère et j'allais me rentrer dans ma vieille chambre de Douglaston. Il conduisait une Rolls-Royce jaune crème de la couleur de ses cheveux avec une plaque marquée ‘Vitas G’. Moi j'en étais encore à manœuvrer une pauvre Pinto orange flamme ». Au fil des années, quand ils viennent jouer l'US Open ou le Masters, Borg, McEnroe, Noah ou Vilas suivent le maître des fluides dans la nuit new-yorkaise. A l’époque, le disco est dans toutes les têtes. « Nous sommes rivaux sur le court, amis dans la vie et bourrés le reste du temps », précise le chef de la bande. Ces virées masculines se terminent immanquablement au mythique Studio 54, ancien théâtre et célèbre club de la ville. Temple de la drogue, du sexe désinhibé et de tous les excès, c’est le seul endroit de l’époque où il est décent de se laisser aller complètement. Le dernier balcon (vestige de l'ancien théâtre) est réservé aux rencontres sexuelles. Quant à la cave, le premier carré VIP du monde, c’est un véritable supermarché des stupéfiants, des acides à la cocaïne, en passant par le LSD. Une nuit, Gerulaitis invente même avec Mick Jagger un jeu qui deviendra une coutume des lieux : gonfler un ballon avec un peu de cocaïne, attendre qu’il monte jusqu’au plafond pour ensuite l’éclater. Résultat : « C’était comme si la drogue tombait du ciel et nous était livrée par Dieu ».
Pyjama, cocaïne et monoxyde de carbone
Pour son 21ème anniversaire, il invite toutes les supportrices d’un match à le rejoindre pour une pyjama party organisée dans cette discothèque. A minuit, toujours personne. Vitas s’inquiète, désespère même, jusqu’à ce qu’une amie le conduise à la fenêtre. Dehors, des centaines de filles en nuisette hurlent alors en chœur « Happy birthday ». Le lendemain matin, sur le court, il porte encore des traces de rouge à lèvres sur le cou et le col blanc de sa chemise. Le public le remarque et ne cesse alors de roucouler en tribunes. Pour John Lloyd, « il était de notoriété publique que Vitas se droguait. C’était un truc social de l’époque. Il faisait beaucoup la fête, mais il était capable de tout arrêter dès lors qu’un tournoi commençait. Il se couchait alors très tôt et ne sortait de chez lui que pour s’entrainer 8 heures par jour… Comme pour se punir. C’était vraiment bizarre ». Reconnaissant les méfaits de l'usage fréquent de certaines drogues pour sa carrière – « si je faisais aussi bien sur le terrain ce je suis capable de faire en dehors, il y a longtemps que je serais numéro 1 » - l'Américain n'en possède pas moins un palmarès très digne. L'enfant de Brooklyn remporte, par la suite, les Internationaux d'Australie en décembre 1977 et atteint la finale de l'US Open en 1979. Moins de deux années auparavant, Vitas Gerulaitis parvient même à la troisième place au classement mondial, alors qu'il est l'un des leaders incontestés de l'équipe de Coupe Davis par BNP Paribas américaine. Mais après quinze ans de professionnalisme, il range les raquettes en 1986. Il devient commentateur pour la télévision américaine, s’engage pour la communauté lituanienne de New-York, entraine pendant un temps Pete Sampras et file s’amuser sur le circuit vétéran. Son fils meurt d’une crise cardiaque en 1992, mais il s’efforce de rayonner de sa bonne humeur et semble « heureux et en bonne santé », d'après l'ancien joueur Paul McNamee, l'un de ses amis les plus proches, qui se souvient de quelques fiestas encore bien senties : « Quelqu’un qui bossait chez American Express m’a dit qu’une année, il figurait dans ses registres comme le troisième plus gros client dépensier, au monde. Un pognon monstre craqué dans les jets privés et les prostituées ». Le 18 décembre 1994, Vitas effectue son dernier voyage. Il décède à seulement 40 dans son sommeil, alors qu’il passe la nuit dans la maison d’un ami. Après avoir évoqué la piste d’une overdose de cocaïne, la police table sur un empoisonnement au monoxyde de carbone provenant d’un chauffe-piscine défectueux. La veille de sa mort, Borg venait encore de le battre lors d’un match de double sénior. Au bon souvenir de sa formule : « Quand on me demande jusqu’à quand j’ai l’intention de vivre, je réponds : jusqu’à ce que j’aie un jour battu Borg ».