New York, finale du championnat des Etats-Unis 1933. Jack Crawford, vainqueur en Australie, à Roland-Garros, et à Wimbledon, rate le premier Grand Chelem de l’histoire à cause… d’un verre d’alcool bu pendant la pause.
L’année 1933 a vu la naissance du Monopoly et de Jean-Paul Belmondo. Mais pas que. Elle a surtout vu l’entrée dans le langage tennistique du mot « Grand Chelem ». Une apparition dont le tennisman australien Jack Crawford (1908-1991) est directement à l’origine. Un curieux bonhomme, le dernier à se produire avec des chemises à manches longues et à utiliser ces vieilles raquettes triangulaires d’avant-guerre. N’empêche, cette année-là, Jack gagne tout. En Australie, chez lui, malgré une alerte en demi-finale contre Wilmer Allison, il se promène. A Roland-Garros, il met fin à l’hégémonie des Mousquetaires. A Wimbledon, sa victoire en cinq sets en finale contre Ellsworth Henry Vines Jr. ravit la presse. Les gratte-papiers parlent même de chef d’œuvre. Le quatrième grand tournoi de la saison, celui de Forest Hills (ce n’est qu’à partir de 1968 qu’on parle d’US Open, Ndlr) est pour lui, c’est sûr ! Encore au-dessus du lot à New York, Crawford arrive en finale en ne lâchant que deux sets. Et s’il gagne ce dernier match contre Fred Perry, tennisman britannique et créateur de la marque de fringues du même nom, il deviendra le premier homme à triompher dans toutes les grandes épreuves la même année. Alors, quel nom donner à cet exploit ? Jack Kieran, journaliste au New York Times, a l’idée de chiper une expression dans le vocabulaire du bridge. « Si Crawford gagne, cela équivaudra à réussir un Grand Chelem contré et vulnérable. » Depuis, l’expression a fait son chemin. Ce qui a été oublié, en revanche, c’est la manière dont Crawford s’est cassé la gueule à deux doigts de la ligne d’arrivée… En cause : un verre de cognac. Explications.
L’Australien vacilla, trébucha sur le court
Jusqu’aux années 30, le cognac est à la mode chez les joueurs de tennis qui considèrent cette eau-de-vie comme un bon remontant. Une réponse rapide et efficace aux petits coups de mou. Côté hygiène, l’époque n’est pas vraiment aux restrictions : ça fume et ça boit à tout va. On se souvient du père de Suzanne Lenglen lançant une fiole à sa fille en pleine finale de Wimbledon pour la requinquer. On se souvient aussi de Jean Borotra titubant sur le central de Roland-Garros, le pauvre, lui qui n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool… L’histoire ne raconte pas si Crawford était coutumier du fait, toujours est-il que le mélange soleil qui tape fort plus liquide distillé à base de raisin fait vriller l’Australien. Ingurgité lors de la pause de 10 minutes à la fin du troisième set (c’était alors le règlement, Ndlr), le verre de cognac est le tournant du match. Avant l’apéro, le numéro un mondial mène deux sets à un. Après, il ne gagne plus qu’un petit jeu. « Au lieu de suivre Perry au vestiaire afin de se changer et de se faire masser, il se rendit dans la tribune où était assise sa femme, alluma une cigarette, absorba une boisson qui ressemblait étrangement à quelque liqueur et s’installa dans ses vêtements tout imprégnés de transpiration » pouvait-on lire dans le compte-rendu de Tennis & Golf. Le quatrième set dure dix minutes. Le cinquième à peine plus. « L’Australien sembla étourdi, vacilla, trébucha sur le court, ne parut plus animé du moindre désir de vaincre. » Vu des « années Federer », le récit de la fin de la rencontre parait à peine croyable. Et si Crawford avait tout de même trouvé la force de gagner ? Et si ce verre l’avait retapé ? Ne feraient-ils pas une drôle de gueule, nos héros des années 2000, en apprenant que le premier auteur du Grand Chelem était bourré au moment de la quatrième balle de match ?
Par Julien Pichené