La grande histoire du service à la cuillère

15 mars 2022 à 06:00:00 | par Par Florian Cadu

Nick Kyrgios
Aussi vieux que le tennis et premier geste - ou presque - appris aux débutants, le service à la cuillère continue de marquer l’histoire de la petite balle jaune. Ce coup, pas si simple à réussir et qui doit être exécuté dans un timing parfait, vise trois objectifs : prendre un ascendant psychologique sur un adversaire, réussir un coup tactique et assurer le spectacle.

Jeudi 24 juin 2021, Eastbourne. Malmené par Lorenzo Sonego lors des quarts de finale du tournoi britannique, Alexander Bublik décide de changer de stratégie et de tenter sept services à la cuillère dans le même jeu, le septième de la deuxième manche. Pas franchement une réussite, même si le Russe parvient finalement à éviter le break, mais pas à perdre le set et encore moins le match (6-1, 7-5). En 2019, Sara Errani, une habituée de ces plans extrémistes, connaît une autre fortune lors d’un tournoi à Bogota : traumatisée par ses 18 double fautes du tour précédent, l’Italienne écrase Bibiane Schoofs grâce notamment à 35 services à la cuillère tentés sur 55 mises en jeu (64%, donc). Mais comment et pourquoi cette arme, d’ordinaire réservée aux adolescents du dimanche, est-elle revenue en force ces dernières années ?

Plus qu'un coup de show

Avant 2010, il fallait en effet s’offrir un long voyage dans le temps et relancer le mythique épisode Michael Chang 1989 - dont le service à la cuillère gagnant à 4-3 dans la manche décisive de son huitième de finale à Roland-Garros a complètement déboussolé Ivan Lendel - ou ressortir les images de Martina Hingis, conspuée par le public français pour deux mises en jeu à la cuillère sur balles de match de Steffi Graf en 1999 pour raviver des souvenirs de cuillères mémorables. Les images de ce coup faisaient ainsi figure d’exception et seuls de rares ovnis comme Mansour Bahrami s’en délectaient. Le Franco-Iranien, qui a réussi à déstabiliser les plus grands en sortant une cuillère de sa poche, précise : « Moi, en plus, ce n’était pas un service à la cuillère classique : je lançais la balle au-dessus de ma tête, je mimais la frappe et je passais ma raquette sous la balle pour réaliser un amorti revers. Je faisais ça pour rigoler, pour le spectacle. Une fois, Yannick Noah a même jeté sa requête pour applaudir ! »


Ce service est-il uniquement au service du show ? Pas que. En réalité, le service à la cuillère est une arme potentiellement très redoutable. Psychologiquement, d’abord, l’adversaire peut être perturbé en encaissant ce genre de coup. Ancien entraîneur de Noah, Patrice Hagelauer parle même d’une « gifle mentale », capable d’offrir l’ascendant à celui qui la donne. Tactiquement, ensuite, cette mise en jeu peut être une solution brillante dans certaines situations. « Le service à la cuillère est définitivement une tactique, en particulier contre les gars collés à la bâche au retour. De ce point de vue, ça ne devrait pas être une honte de le tenter », a même un jour assuré Roger Federer. Judy Murray, la mère et coach d’Andy Murray, a, de son côté, confirmé sur Twitter : « Le but du tennis est de perturber le jeu de l'adversaire et de le mettre sous pression en variant vitesses, effets, trajectoires et hauteurs des balles. Cela inclut le service et je suis étonnée que le service à la cuillère ne soit pas utilisé par davantage de joueurs. » En 2007, lors des demi-finales du tournoi de Stockholm, le roi du service, Ivo Karlović, s’y est même essayé face à un Tommy Haas trop reculé, attendant un missile qui s’est finalement transformé en caresse. 

 

« Pour le relanceur, logiquement surpris, c’est très compliqué à gérer : si ça ne fait pas ace, il faut se précipiter au filet et retourner la balle alors qu’on est en bout de course. Il y a alors possibilité de placer une contre-amortie ou un retour plus long. Mais derrière, le danger de passing ou de lob est omniprésent, reprend Hagelauer, également ancien DTN de la FFT. Je me demande pourquoi on n’en voit pas plus souvent, vu le nombre de joueurs placés très loin derrière leur ligne. Il s’agit d’un outil très intéressant, notamment sur terre, où il peut être très efficace ! Ça amène de la variation, ça tranche avec le classique et c’est très créatif tactiquement. Je me dis que quelqu’un comme Hugo Gaston, avec son aisance sur les amortis, pourrait se le permettre ! »

« Si vous ratez... »

Reste que, même s’il s’agit d’une gestuelle inculquée dès le plus jeune âge - « chez les débutants qui ont du mal à servir, on préconise le premier service par le haut et le second par le bas » (Hagelauer) - et malgré l’impression de simplicité dégagée, il est plus facile de manger un yaourt avec une cuillère que de servir avec elle. « Au niveau international, comme l’ont montré Chang ou Nick Kyrgios, il faut que le geste soit parfaitement réalisé. Il ne s’agit pas simplement de mettre la balle sur le court, c’est un coup bien plus technique qu’on ne le croit : le mouvement de bras doit conduire à un amorti avec un effet latéral, très court et très proche du filet. Il faut savoir le maîtriser. Tout le monde n’a pas le toucher ou la technique suffisante ! », avertit Patrice Hagelauer. Dès lors, la probabilité d’échec est forte. Virginie Razzano, Michaël Llodra ou encore Jerzy Janowicz ne diront pas le contraire, eux qui n’ont, un jour, pas su en tirer bénéfice.

 

« Je voulais surprendre mon adversaire et, parfois, quand j'ai le sentiment que c'est le moment de le faire, je le fais, s’était justifiée la Française, dont l’horrible tentative sur balle de match avait frôlé la faute professionnelle là où, en 2017, Pablo Cuevas s’était offert son troisième titre consécutif à Sao Paulo de la sorte. Ce n'est pas facile pour moi, parce que je préfère servir avec mon service normal. Mais si on est à la ramasse derrière son service, on peut faire la différence avec une bonne attaque et cela peut surprendre l’adversaire. » Sauf que justement, on ne négocie pas avec l’effet de surprise, l’improvisation du cerveau étant presque indispensable pour que l’option fonctionne. « Je n’ai pas prémédité ce coup. Mon service ne fonctionnait plus très bien et je voulais à tout prix gagner le point », a notamment indiqué Chang par le passé, ajoutant qu’il n’avait servi de cette manière qu’à une unique reprise durant toute sa carrière. « Effectivement, l’autre difficulté correspond au timing, embraye Hagelauer. Il faut que ça surprenne sans que ce soit téléphoné, et le geste doit être exécuté de manière très fluide en faisant semblant de dégainer un service normal. Le tout, avec un adversaire loin derrière la ligne de fond… Sans bon moment et bonne technique : point perdu ! » 

« Vous aurez l'air idiot, si vous ratez. Le problème, c'est que vous ne servez jamais comme ça à l'entraînement. Alors, quand vous êtes dans un gros match devant un stade plein, c'est piégeux de le faire », informe Federer, en écho aux propos d’Hagelauer. « Si te loupes, c’est clair, tu as l’air ridicule : tout le monde va se foutre de ta gueule, on va te dire de servir normalement ! Donc il faut le réussir, ce qui n’est pas toujours facile. Comme une panenka au foot, en somme », appuie Bahrami, qui va même plus loin, dans la réflexion : « Attention, ce service ne fait ni gagner des matchs ni décoller une carrière. Chang l’a fait une fois pour désorienter Lendl, mais il s’est arrêté là. S’il l’avait refait, il se serait sabordé. Sur quatre services tentés, tu en gagneras un seul. C’est donc beaucoup, beaucoup moins productif qu’une mise en jeu habituelle. Si Rafael Nadal est cinq mètres derrière sa ligne de fond, ça va peut-être marcher la première fois. Mais après, il sera attentif et prévenu. Prêt à t’attaquer, à t’envoyer un retour que tu ne verras même pas passer ! »

« Je ne sais pas si la cuillère est surcotée, mais ce n’est évidemment pas un service qui doit être utilisé 25 fois par match », concède Hagelauer. Selon Bahrami, ce geste, qui continue de faire débat, a de toute façon été employé à fréquence limitée depuis la nuit des temps : « Avec internet et les réseaux sociaux, on a l’impression que ça revient à la mode, mais je n’y crois pas. En fait, ça existe depuis toujours. Les joueurs d’aujourd’hui le font exceptionnellement parce qu’ils ont vu les anciens le faire, tout simplement ! L’idée n’est pas soudainement venue dans la tête de Kyrgios du jour au lendemain, hein. Il y a 60 ans, j’étais haut comme trois pommes et j’en voyais déjà quelques-uns. La différence est qu’aujourd’hui, les médias en parlent tout le temps. » Assez, en tout cas, pour faire changer d’avis Benoît Paire : s’il qualifiait ce coup de « manque de respect » en 2015 après s’être fait avoir à deux reprises par Sadio Doumbia à Brest, l’Avignonnais se l’autorise désormais lui-même. Pour s’imposer ou pour le fun, c’est une autre question.

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