Un grand huit de blessures traumatisantes et de retours au sommet : voilà comment résumer en quelques mots la carrière de Juan Martin Del Potro. Alors que la question d'un énième come-back de la Tour de Tandil se pose, focus sur le premier d'entre eux, en 2011.
Résilience : capacité d'un individu à supporter psychiquement les épreuves de la vie, qui lui permet de rebondir, de prendre un nouveau départ après un traumatisme. Synonyme : Juan Martin Del Potro, dont l'histoire est celle d'un homme tombé huit fois et qui s'est toujours relevé une fois de plus, d'un type à la carrière marquée par les coups d'éclats et les larmes, les blessures et les rédemptions. Il suffit de jeter un coup d'oeil à l'évolution de son classement ATP pour s'en convaincre. En 2009, l'Argentin est au 5e rang mondial. Un an plus tard, le voilà 258e. Puis, 7e en 2012, 590e en 2015, et de nouveau 11e deux ans plus tard. L'explication est simple : à 33 ans, l'enfant de Tandil, plombé par des poignets capricieux et un genou récalcitrant, facture plus de passages sur le billard (8) que de demi-finales de Grand Chelem (6). Au-delà des chiffres, il y a la conviction que sans ses innombrables pépins physiques, Del Potro aurait pu en disputer beaucoup plus. Pour Marcelo Gomez, en tout cas, cela ne fait aucun doute. C'est cet homme qui, au mitan des années 90, a vu débarquer un gamin âgé de six ans dans le club de tennis de l'Independiente de Tandil, une ville moyenne de la province de Buenos Aires. El Negro Gomez n'a alors pas mis longtemps à comprendre qu'il avait affaire à un phénomène : « Il avait des facilités pour frapper et, surtout, il apprenait très rapidement. À 10 ans, je savais que j'avais un futur top 10 entre les mains. » À l'époque, pourtant, Juan Martin Del Potro hésite. Entre le tennis et le foot, son cœur balance. Malgré les deux têtes qu'il met déjà à la plupart des gamins de son âge, ce grand fan de Boca possède en effet une rare adresse balle au pied et empile les buts dans les rangs des équipes de jeunes de l'Independiente de Tandil. Pied de nez : c'est un footballeur qui va finalement le pousser à opter pour le tennis.
« Si on te siffle, c'est parce que tu es fort... »
Juan Martin a alors une petite dizaine d'années et dispute un important tournoi au Brésil. Alors qu'il affronte un local en finale, le public mal embouché l'insulte. Celui que l'on surnomme à l'époque avec un humour tout argentin El Enano (« Le Nain », en V.F.) décide d'abandonner. Vaincu par la pression et la chaleur, ses nerfs craquent. Il doit même être évacué sur civière, pleurant à chaudes larmes. Quelques heures plus tard, il fera une rencontre décisive dans un aéroport : celle du gardien de but paraguayen José Luis Chilavert. Celui-ci s'approche du pré-ado et lui dit : « Si on te siffle, c'est parce que tu es fort et qu'ils ont peur de toi. Tu ne peux pas à imaginer à quel point je me fais insulter. C'est aussi parce que je suis fort. » Il n'en faut pas plus pour convaincre le gosse qui, pour la première fois de sa vie, s'inscrit dans une ligne de fuite qu'il va ensuite adopter tout au long de sa carrière : tomber, puis rebondir. À son retour à Tandil, Juan Martin Del Potro décide alors de se consacrer uniquement au tennis sous les ordres de Marcelo Gomez, tout heureux de pouvoir façonner le diamant brut : « Je savais que j’avais un type très grand, très fort, et qu’il ne pouvait pas jouer deux mètres derrière la ligne de fond de court comme la plupart des autres joueurs argentins. On a donc fait en sorte qu’il joue la balle quand elle était en phase ascendante, devant la ligne, qu’il joue droit, sans effet, qu’il ait une prise en main continentale, qu’il développe un jeu adapté aux surfaces dures, même si à Tandil, nous n’avons que des courts en terre battue. » Derrière, Delpo commence à remporter des matchs contre des adversaires ayant deux ans de plus que lui. Surclassé dans toutes les catégories d'âge, l'adolescent combine puissance phénoménale et vivacité impressionante. « Je crois que le foot l'a rendu agile dans ses déplacements, estime Marcelo Gomez. Nous avons capitalisé là-dessus en travaillant énormément sa coordination. L'idée a été de faire en sorte que, même en étant si grand, il puisse très bien défendre. »
La légende veut qu'il y ait quelque chose de spécial dans l'air de Tandil. Sinon, comment expliquer que cette ville posée au cœur de la Pampa, où l'on abuse des asados, ait engendré autant de tennismen de haut niveau ? « Il y a eu cinq joueurs de la ville quasi simultanément dans le top 100 : Maximo Gonzalez, Junqueira, Monaco, Zabaleta et Del Potro. Pourtant, il n'y a que 150 000 habitants ici », s'enorgueillit Gomez. Aujourd'hui, la ville a d'ailleurs officieusement récupéré le surnom de capitale du tennis argentin. Pour justifier l'anomalie, l'historien du tennis dans le pays, Eduardo Puppo tente une explication : « Je n’ai pas réussi à percer le secret, mais il y a une conjugaison de facteurs. À savoir : un climat parfait pour jouer au tennis, la tranquillité qu’offre une petite ville, et le fait que ce soit un lieu idéal pour développer ce sport. » Idéal, mais lointain. « Le monde est loin de Tandil, mais c’est ici que nous sommes nés et c’est comme ça. Il faut pousser deux fois plus pour réussir. Quand tu viens d’ici, rien n’est facile. Si tu es français et que tu es un espoir du tennis, tu vas avoir une wild card pour Roland Garros et pour les tournois français, ici non », pointe Marcelo Gomez. Malgré son talent, le jeune Del Potro a alors dû parcourir les obscurs tournois Future du continent, zigzaguer entre les qualifications et enquiller les Challengers pour se faire un nom. À Montevideo, Cordoba ou encore Antofagasta, on assiste pourtant à la naissance d'un crack qui s'agace souvent de voir des types de son âge, moins forts que lui, obtenir rapidement un meilleur classement. À ce sujet, Gomez persiste et signe : « Nous devons nous battre davantage, prendre le chemin le plus dur, mais à la fin, ça te rend plus fort. » La résilience de Juan Martin Del Potro vient de Tandil et de nulle part ailleurs.
L'envie de refaire du bruit
Entre 2007 et 2008, à même pas 20 ans, ce fiston de rugbyman semi-pro devient un joueur qui compte. Pour un observateur, il est généralement admis qu'un tennisman argentin est avant tout un infatigable lutteur et un pur terrien aux jambes de feu. Del Potro est autre chose, bien autre chose. On parler ici d'un phénomène de 198 centimètres, fort comme un bœuf et vif comme un puma, qui se balade avec un coup droit hors du commun. « Sa manière de jouer a surpris tout le monde car il présente un mélange de puissance et de régularité qui n’est pas fréquent avec les joueurs de sa taille, analyse Eduardo Puppo. Il se déplace et défend très bien, pas seulement sur les côtés, mais aussi vers l’avant. C'est quelque chose d’extrêmement difficile pour des personnes aussi grandes et lourdes. Sa puissance aussi est d’un autre monde. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu un drive aussi violent que le sien. Pourtant, j’en ai vu d’autres comme Lendl ou Gonzalez qui maitrisaient ce coup à la perfection. » Cette manière de jouer désarçonne très vite les adversaires autant qu'elle séduit le public. La Torre de Tandil gagne ses premiers tournois à Washington, Los Angeles, Kitzbühel, et Stuttgart, et s'invite même aux Masters en 2008.
La saison 2009 sera celle de la consécration. Juan Martin Del Potro remporte l’US Open en jouant un tennis superlatif. Il est le premier homme à battre Roger Federer en finale d’un tournoi alors que celui-ci est numéro 1 mondial. C'est aussi le premier joueur non issu du big four vainqueur d'un Grand Chelem depuis la victoire de Marat Safin à l'Open d'Australie en 2005. On lui imagine alors une vie de cinquième aux côtés du carré Federer-Nadal-Djokovic-Murray. Remporter un tournoi du Grand Chelem à 20 ans est à la fois un exploit immense, mais aussi théoriquement le début de quelque chose d’encore plus grand. Or, pour l’Argentin, c'est le début des soucis. Embêté par un poignet douloureux, l’homme de la Pampa souffre en silence en début de saison avant de se décider à passer sur le billard en mai. S’en suivront huit mois sans compétition et une descente à la 485ème place du classement ATP. Mais Del Potro va ressusciter une première fois au cours d’une année 2011 qui pourrait bien servir d’allégorie de sa carrière. Il revient avec la même ambition. Celle d’atteindre le sommet, porté par un mental exceptionnel. « C’est le seul type que j’ai vu, qui rentre sur le court en pensant qu’il est favori contre Federer. Quand il commence un match, il pense qu’il va gagner. Je n’ai jamais vu personne portée par une telle conviction », remet Gomez son premier mentor. Le 27 février 2011, un an et demi après l’US Open, La Torre de Tandil remporte le tournoi de Delray Beach en battant Janko Tipsarevic : « Il a démontré une première fois que malgré ses blessures, sa qualité et le niveau de son tennis pouvaient lui permettre de revenir à son meilleur niveau après une période d’inactivité prolongée. Quand il est revenu, il s’est réinstallé immédiatement à l’endroit où il devait être. » C’est-à-dire dans le top 10 mondial. C’est son premier come-back. Il y en aura de nombreux autres.
Depuis dix ans et ce premier retour en grâce, la carrière de Juan Martin Del Potro, gâchée par des blessures à répétition, n’a été qu’une succession de chutes vertigineuses dans les profondeurs du classement, de rehabs courageuses et de retours au sommet du tennis mondial. Mais qu’est ce qui peut bien animer l’Argentin à se relever en permanence là où d’autres laisseraient immédiatement tomber, s’avouant vaincus par le sort ? Puppo à sa petite idée : « Il sait qu’il a les outils pour atteindre des objectifs quasi impossibles pour d’autres. Il est porté par la foi de ceux qui se savent spéciaux. Alors, il refuse de renoncer. Il doit essayer jusqu’à ce que son corps dise non. Juan Martin considère encore qu’il peut et personne ne l’empêchera d’essayer. » Cela fait maintenant deux ans et demi et trois opérations du genou que l’Argentin n’a pas disputé un tournoi. Reviendra t-il une énième fois à 33 ans ? La question est légitime. Le poids des opérations se fait sentir, la charge mentale est à la limite du supportable. Le joueur lui-même déclarait : « La rééducation est le match le plus difficile que j’ai eu à jouer... » Une certitude cependant anime ses proches. S’il revient, ça ne sera pas pour beurrer les tartines. « Son rêve, c’est d’affronter et de battre les meilleurs du monde. C’est ce qu’il veut et pas autre chose. Il me dit toujours que s'il revient, c’est pour faire du bruit dans le tennis. Si son genou le laisse tranquille, je n’ai pas de doute, qu’il reviendra en fanfare et reprendra sa place au sommet », souffle Marcelo Gomez avant d’hésiter : « Sinon… »