Nerveusement, le tennis est l’un des sports les plus éprouvants. Difficile d’éluder le jeu, l’attitude et le trucage de l’adversaire, le climat, le public, les proches ou le regard des jolies filles. Comment je suis sorti de mon match ? Tentative de réponse avec Fabrice Santoro, l’éternel tortionnaire mental de Marat Safin.
Au moins une fois dans ta vie, un soir de défaite, as-tu usé de cette formule : « Je suis complètement sorti de mon match » ? Est-ce presque un tic verbal ou cela a vraiment du sens ?
Comment dire ? Pourquoi un joueur, à un moment donné, quand il y a une faute d’arbitrage, une erreur grossière, peut complètement disjoncter ? Avoir des mots qui dépassent largement ses pensées ? C’est tout simplement parce que quand on est en plein match, à un tel niveau de concentration, cela s’apparente à un sommeil. Un sommeil profond. On est en plein rêve. Imagine-toi : t’es au milieu de la nuit, en train de dormir, il est trois heures du matin et un mec te tape sur l’épaule ou te fout un saut d’eau sur la tête…
Ça sent le vécu…
Bah j’ai insulté l’arbitre français Bruno Rebeuh, une fois, suite à une erreur d’arbitrage... J’avais 17 piges. En général, je n’ai pas de regrets à chaud. C’est à froid, dans la chambre d’hôtel, avec ton room service, tu te réveilles et tu croises le mec : tu te dis que t’es un peu con. Pourquoi une telle réaction? Il n’y a aucune explication rationnelle à ce comportement. Au mieux, il avait fait son boulot. Au pire, il a fait une erreur…
Dans ton livre, tu racontes avoir joué un match rien que pour les beaux yeux d’une fille assise en tribune. On sort complètement du cadre sportif…
(Il coupe) Non, attends, t’as lu mon bouquin ? Putain, t’es fort… Mais là ce n’est pas un événement négatif. Quand je parle de concentration, de sommeil et de rêve, quelque part, là, c’est moi qui suis allé vers cette fille. Quand je compare une erreur d’arbitrage à un seau d’eau sur la tête, je ne l’ai pas voulu. Ici, ce n’est pas pareil. Là, c’est un regard, un sourire et presque une énergie que tu vas chercher.
Il y a bien un joueur, tout de même, qui a réussi à te faire péter les plombs...
Tomàs Berdych, une fois, à Wimbledon (en 2006, Ndlr). J’avais de la haine, mais j’ai gardé mon calme. Le contexte : j’étais en train de jouer le meilleur match de gazon de ma vie. Je perds le premier set, je gagne le deuxième, puis le troisième, et au quatrième j’ai un break d’avance. Position très favorable. Je m’apprête à servir et ce con appelle le kiné. Je sais pertinemment qu’il est en train de brouiller les cartes.
C’est à dire ?
Attends ! C’était le soir, à la tombée de la nuit. On joue sur un court situé tout au fond de Wimbledon. Résultat : le kiné a trois minutes pour faire son diagnostic, plus 3 minutes de soins, plus 10 minutes pour venir, ça fait 16 minutes. Il fait 12 degrés sur Londres. Bref, il me prend mon service. On est interrompus par la nuit. On revient le lendemain matin. On fait le 5ème set. Devine quoi ?
Il gagne le match…
Puis en conférence de presse, on lui parle de ses problèmes physiques. Il répond : « Bah j’avais absolument rien, c’était juste pour l’emmerder ». Comme ça, l’air de rien, cash de chez cash. On ne s’est pas serrés la main ni dit « bonjour » pendant deux ans…Ce n’est pas un mec correct, c’est tout ! C’est la même chose avec Djokovic. On dirait qu’il est train de mourir parfois tellement il a l’air d’avoir mal. Moi je sais à 99,9%, qu’il n’a pratiquement rien…
Mais pourquoi fait-il cela ?
C’est une très bonne question. Il faudrait lui poser : « Mais tu fais ça pourquoi ? » Pour déranger. Parce que tu cherches une excuse en cas de défaite. C’est quoi ? C’est quoi le but ? Le nombre de fois où il appelle le kiné par match… Il n’a rien de rien ! Regarde les ralentis, tu as l’impression qu’il va mourir le mec. Il lui reste dix secondes à vivre. Ça t’énerve, et tu te dis : « Mais qu’il est con de faire cela ».
Te considérais-tu comme un joueur doté d’un gros mental ?
Ouais. Dans les moments importants, j’avais plutôt tendance à me sublimer qu’à me décomposer. Je connaissais la taille de mon réservoir d’essence. Tu comprends ? Mental et physique sont vraiment liés. Si tu sais que tu as un camion citerne de mille litres, tu as un mental d’acier.
Tu avais une astuce pour rester concentré sur ton match ?
Ouais, j’ai toujours essayé de voir des images, des pensées positives, de toutes sortes. La notion de plaisir, c’est quelque chose que j’ai toujours eu en tête. J’allais chercher beaucoup d’énergie dans mon clan : un regard, un clin d’œil, des ondes, un échange. Pourquoi ? Je n’ai pas les diplômes pour expliquer cela… Mais je suis certain que ça s’explique !
Le court de tennis, c’est aussi ton lieu de travail. Comme un employé de bureau lambda, tu y restes parfois toute une journée. Or, au boulot, on s’évade quelques minutes par jour. On s’égare même : on pense à sa famille, ses proches, ses courses, son week-end… C’est comparable, tu penses ?
Si tu penses avoir oublié le cahier de texte de ta fille avant de l’amener à l’école, ce n’est pas forcément bon signe ! Mais bien sûr, ça arrive, nous sommes comme tout le monde…
A la différence que vous, les sportifs, des gens paient pour vous voir travailler…
C’est une différence colossale ! C’est rare, hein, que les gens te disent : « Bon moi je vais me mettre à côté de toi et je vais te payer pour te voir bosser ». On reste des êtres humains, avec nos forces, nos faiblesses, nos doutes, des tensions, des problèmes familiaux, des amis qui disparaissent. Mais les gens qui payent leur place 30 ou 50 euros, ils s’en contrefoutent que Santoro ait mal à la gorge ou qu’il se soit fâché avec sa maman. Ils ne viennent pas pour que je leur refourgue mes problèmes. Ils viennent oublier les leurs.
Sinon, entre nous, comment fait-on pour faire sortir Marat Safin de son match ?
Très souvent, il en sortait avant même d’entrer sur le court. Tout seul, en fait, parce qu’il s’était mis en tête qu’il ne pouvait pas affronter quelqu’un comme moi. Que mon style de jeu était ingérable pour lui. Il avait un complexe face à moi.
Vous en avez déjà discuté tous les deux ?
Ouais… Un jour, il vient à Paris et il me dit : « Tu peux me filer les clés de ton appartement ? ». Etonné, je lui demande pourquoi ? « Bah, c’est moi qui te l’ai payé ! ».
Propos recueillis par Victor Le Grand