C'était il y a quarante et un ans, en 1976. L'Open d'Australie se jouait encore sur gazon, l'ère Open en était à ses débuts, et les Australiens avaient pris l'habitude de remporter le premier Grand Chelem de l'année à domicile. Mais depuis la victoire de Mark Edmonson cette année-là, les locaux courent après un nouveau succès et tous les prétendus successeurs s'y sont brisés les dents.
À peine une seconde après avoir envoyé son coup droit deux mains cinq mètres derrière la ligne, Lleyton Hewitt avait arraché la casquette blanche qu'il portait à l'envers depuis le début de la partie. Le service de Marat Safin, flashé à 209 km/h, était parti trop vite. C'en était fini. L'Australien avait balancé un retour désespéré et beaucoup trop puissant, en offrant au passage cet Open d'Australie 2005 au géant russe. Quelle tuile, depuis sa première participation en 1997, Hewitt n'avait jamais dépassé les huitièmes de finale, et voilà qu'il vient de rendre les armes à une marche du titre. Surtout que pour arriver jusqu'en finale, l'Australien (alors numéro 3 mondial) avait dû se coltiner un solide parcours du combattant en battant coup-sur-coup un très jeune Rafael Nadal en cinq sets, puis David Nalbandian là aussi en cinq sets, avant de sortir Andy Roddick (numéro 2 mondial) en demi-finale. Face à Safin, Hewitt s'était même offert le premier set 6-1, montrant qu'il était arrivé en jambes et prêt à en découdre. Trois sets expéditifs du Russe plus tard, l'affaire était entendue, Hewitt était bon pour une médaille d'argent, et le pays des kangourous ne tenait toujours pas le successeur de Mark Edmonson, dernier vainqueur local de l'Open d'Australie en 1976, presque trente ans auparavant. Plus de quatre millions d'Australiens s'étaient mis devant leur télévision en attendant l'exploit, l'une des plus grosses audiences de la décennie.
Un balayeur à Melbourne
Avant Hewitt, d'autres Australiens s'étaient plantés. John Marks puis Kim Warrick en finale. Pat Cash aussi, qui a perdu deux finales en deux ans dans les années 80. Patrick Rafter a eu droit à une demi-finale en 2001, mais à part ça, s'est toujours fait sortir rapidement. Philipoussis n'a jamais su dépasser les huitièmes de finale. Décidément, le flambeau de Mark Edmonson est compliqué à récupérer. Et si personne au pays n'arrive à lui succéder, en 1976, personne au pays ne l'imaginait l'emporter, sans doute même pas lui. Car avant le chef d'œuvre de sa carrière, Mark Edmonson était un inconnu presque total. Un jeune joueur de 21 ans classé 212ème mondial avant le tournoi, et qui gagnait tellement peu d'argent grâce au tennis qu'il devait avoir un petit boulot côté. Abonné aux jobs improbables, Edmonson jouait de la serpillère juste avant son triomphe. « Ma sœur était infirmière, expliquait-il plusieurs années après sa victoire. Ils avaient besoin de gens pour faire le ménage à l'hôpital, alors je lavais les sols et les vitres. » Qualifié sans aucun statut pour l'Open d'Australie 1976 et originaire de Sidney, Edmonson débarque à Melbourne sans avoir les moyens de se payer l'hôtel, squatte chez un ami, et se rend le Kooyong Lawn Tennis Club où se déroule le tournoi en tramway pour disputer ses matchs. Presque un touriste, dans une compétition qui est alors l'apanage des Australiens. Car en 1976, l'Open d'Australie est le vilain petit canard des tournois du Grand Chelem. Loin, organisé en pleines fêtes de fin d'année (il débute fin décembre et termine début janvier), l'Open est délaissé par beaucoup de grands joueurs et son palmarès totalement dominé par les locaux, vainqueurs de 51 des 63 éditions avant Edmonson.
La coupe à terre
L'édition de 1976 ne devait pas échapper à la règle, puisque très peu de joueurs non Australiens sont présents sur la ligne de départ. Sans s'affoler, Edmonson profite de son physique et de son jeu fondé sur un service puissant pour passer les premiers tours : « Je servais de façon fantastique, j'aurais pu viser une pièce de cinq centimes. » Il joue sur le court central pour la première fois en quart de finale face à Dick Crealy, et s'offre sa première victoire en trois sets du tournoi. En demi-finale, place à Ken Rosewall, légende aux huit titres en Grand Chelem, numéro 2 mondial malgré ses 41 ans. Mais là encore, la mentalité « rien à perdre » d’Edmonson fait mouche et il se qualifie pour la finale où il retrouve John Newcombe, le tenant du titre, qui n'a toujours pas perdu un set. Les médias s'emballent pour l'histoire d'Edmonson, l'appellent « le concierge » en référence à son job. Il change de sponsor au gré des tours, recevant de nouvelles offres à chaque victoire. Sur le court, le jour de la finale, il accroche Newcombe qui ne remporte le premier set qu'au tiebreak dans des conditions dantesques. Lancé sous une température de près de 40 degrés, le match est interrompu à cause de vents hallucinants qui font s'envoler les chapeaux du public. Mais Edmonson ne se déconcentre pas et suit son plan : « Je servais uniquement sur son revers. Il n'avait pas un mauvais revers, mais son coup droit était tellement incroyable que j'ai joué comme s'il n'avait pas de revers ! » Il l'emporte finalement en quatre sets, et montre son amateurisme jusque dans la cérémonie de récompense. « Je parie que tu n'as pas préparé de discours de victoire » lui lance le speaker. « Non », répond le grand moustachu qui fait tomber la coupe en la récupérant. Une coupe qu'aucun autre Australien n'a réussi à ramasser depuis ce jour.