Munich n’est pas qu’une étape du circuit ATP. En 1989, la ville allemande a accueilli la demi-finale de Coupe Davis par BNP Paribas, entre l’Allemagne de l’Ouest et les Etats-Unis. Une ville qui, pendant trois jours, a vu Andre Agassi éliminer sa sélection à lui tout seul, s’écrouler contre Boris Becker, vouloir presque se suicider et être accusé d’ivresse sur le court. Very bad trip.
Les tavernes du centre-ville de Munich sont noires de monde en ce dimanche 23 juillet 1989. Les gens boivent des chopes de bière d’un litre. Ils chantent, rient et célèbrent dans un grand tapage la victoire de Boris Becker en demi-finale de Coupe Davis. Autour d’eux, néanmoins, un homme a bien du mal à se joindre à la fête. « Ces rires me donnent des frissons », expliquera-t-il des années plus tard dans son autobiographie. Fer de la lance de la sélection américaine, Andre Agassi est ce soir là victime de Boris Becker et d’une Allemagne de l’Ouest pas encore - mais presque - réunifiée avec sa voisine de droite. Il vient de s’incliner en cinq sets au terme d’une rencontre étalée sur deux jours. Comment souvent, rien ne prédestinait un tel scénario. « Je suis très impatient d’y participer, parce que ce n’est pas moi que cela concerne mais le pays. J’imagine que c’est un peu comme faire partie d’une équipe, je n’imagine pas que le voyage va être une diversion agréable », expliquait-il avant d’entrer sur le court. Or, très vite, les premiers échanges ressemblent bien à une partie de plaisir. Becker n’est que l’ombre de lui-même. Mais une ombre au-dessus de toutes les autres. « Il est pratiquement considéré comme un dieu en Allemagne de l’Ouest, et ses fans font un raffut du tonnerre ; douze mille Allemands acclament chacun de ses coups et me huent, rembobine Agassi dans son ouvrage. Pourtant, cela ne me déstabilise pas, parce que je suis dans une zone. Peut-être pas dans la zone, mais dans ma zone. De plus, je me suis promis il y a quelques mois de ne jamais perdre contre Becker, et je suis bien parti pour tenir ma promesse. »
« Du free jazz de haute volée »
Agassi compte tenir parole et mène rapidement deux sets à zéro. Moment choisi pour interrompre les débats. À minuit pétante. C’est la règle en Coupe Davis par BNP Paribas. Le lendemain, l’Américain trace sa route et sert pour le match à 6 jeux à 5 dans le troisième set. À 15-30, Becker court un 100 mètres pour transformer une amortie d’Agassi en lob gagnant. Et pour s’offrir au passage deux balles de 6 jeux partout. Quelques minutes plus tard, dans le tie-break, « Boum boum » a besoin de quatre volées pour conclure le 8e point. Bras tendu en l’air et public debout, la confrontation devient psychologique. À ce petit jeu, Agassi a oublié les règles. « Je perds ma concentration, et ma confiance tout de suite après, explique-t-il. Je perds un jeu. Au moment du changement de côté, je me dirige vers ma chaise, complètement découragé. Aussitôt, plusieurs officiels allemands se mettent à bredouiller quelque chose. Ils me demandent de retourner sur le court. La partie n’est pas terminée. Becker se marre. Les spectateurs explosent de rire. Je retourne sur le court, mes yeux me font mal. » Les deux derniers sets sont d’une intensité rare. Le tempo est soutenu. « Du free jazz de haute volée », comme l’écrira Boris Becker, lui aussi dans son autobiographie. Mais la qualité des relances d’Agassi n’a finalement pas raison des aptitudes de gros serveur de son adversaire. L’Allemand a réussi son come-back. Score final : 6-7 6-7 7-6 6-3 6-4. Pour Becker, c’est une rencontre homérique de plus. Pour Agassi, c’est une défaite supplémentaire en 5 sets, lui qui n’en a encore jamais gagné. Ce qui n’empêche pas les deux joueurs de se quitter sur une belle accolade. De la plume même de Becker : « Après un match où l’on a mis tout son cœur, une simple poignée de main m’aurait paru insuffisante. »
« Il m’accusera d’avoir été bourré »
Retour à l'hôtel. Agassi s’assoit sur le balcon de sa chambre. Tout seul, il regarde la ville. La tête vide, il commence à enflammer des petites choses. Du papier, des vêtements, des chaussures. « Depuis des années, c’est une de mes méthodes secrètes pour affronter les situations de stress extrême. Je ne le fais pas consciemment. C’est une sorte d’impulsion qui se saisit de moi et me fait tendre la main vers les allumettes. » Puis il remet la tête dehors. Observe les tavernes du centre-ville de Munich se remplir de monde. Il remet la tête dehors. Parvient à un grand pont de pierre bordé d’un trottoir pavé. En bas, très bas, bouillonne une rivière. Il s’arrête au milieu du pont. Il n’y a personne alentour. « On n’entend plus ni les chants, ni les rires. On n’entend plus que le bruit des flots. » En regardant fixement le cours d’eau, il se demande alors : « Et si j’étais mauvais ? ». Pire : « Je crois que j’aimerais mourir ». Il faut l’aide de tout son staff et de ses proches pour le pousser, le lendemain, à remettre un pied sur le court. Agassi doit affronter Carl-Uwe Steeb dans le match de la dernière chance. Epuisé physiquement et moralement, il a sa tactique en tête : attaquer sur son point faible, le revers, mais en cadence. « Si je ne lui imposais pas mon propre rythme, il serait obligé de créer le sien et son revers s’en trouverait grandement affaibli. Son principal défaut serait mis en évidence. Alors qu’en s’adaptant à mon rythme, il peut jouer des calles coupées qui restent basses sur cette surface rapide, pense-t-il savoir. Je le fais paraître meilleur qu’il ne l’est parce que je m’efforce de frapper plus fort que nécessaire, à vouloir être parfait. » Avec un sourire cordial, Steeb accepte les cadeaux de l’Américain, bien campé sur ses jambes. Avantagé par les revers à la sauce Agassi, il passe un excellent moment. Et s’envole logiquement vers une victoire en quatre sets, synonyme de finale pour les Allemands. Du côté yankee, à défaut de faire son autocritique, Agassi est désigné comme le coupable idéal. « Après les vestiaires, notre capitaine m’accusera d’avoir été bourré pendant la rencontre ». Possible, quand on sait qu’à l’âge de 12 ans, son entraîneur lui offrait une bière allemande après chaque victoire. Mais jamais après une défaite…