Del Potro, le revers de fortune

29 oct. 2015 à 09:00:30

Cela pourrait être l’histoire d’un chanteur à la voix éteinte. En réalité, c’est l’histoire d’un tennisman droitier qui ne peut plus jouer à cause de des douleurs que lui provoque sa main gauche…

Cela pourrait être l’histoire d’un artiste dont l’art a été dérobé. Un peintre aux mains cassées, un chanteur à la voix éteinte, un sculpteur aux yeux crevés. En réalité, c’est l’histoire d’un tennisman droitier qui ne peut plus jouer à cause de des douleurs que lui provoque sa main gauche. C’est l’histoire du combat qui oppose Juan Martin Del Potro et la cruauté du s(p)ort.

 

Le regard planté devant une victime de la cruauté du sort, tout le monde s’est déjà posé la question de la vulnérabilité de son bonheur. A quoi cela tient ? Qu’est-ce qui est indispensable ? Quelles sont les choses sans lesquelles il devient impossible de vivre ? L’amour ? Le travail ? Le sport ? Le repos ? La lumière ? L’espoir ? Il y a quelques années, Juan Martin Del Potro aurait certainement répondu : « Boca Juniors, du Fernet, de la viande et ma raquette de tennis. » Ces pensées nous traversent l’esprit ponctuellement, entrent par les yeux et ressortent ailleurs, parce que la « vraie vie » nous confronte rarement à la situation cruelle d’un manque impossible à combler. La vie, la vraie, propose toujours une alternative, d’autres ressources, une compensation. Après tout, les Moscovites ont des lumières solaires artificielles dans leurs cuisines, les Finlandais mangent des tomates en entrée à Noël et les Chinois aussi trouvent de la mozzarella dans leurs supermarchés. Mais parfois, la cruauté vous tombe dessus. Même dans la « vraie vie ».

 

La cruauté, cette sadique

 

On l’imagine souvent telle une météorite lancée à toute vitesse depuis plusieurs millions de kilomètres. Par chance, elle tombe plus souvent de l’autre côté de la planète. Au milieu des déserts africains, des champs chinois ou des steppes russes. Dans le vide. En pleine campagne, par exemple, entre deux vaches ignorantes de la grandeur de l’univers. Elle peut aussi tomber dans un lac paisible et venir chatouiller deux poissons moroses ou même tomber dans le potager du voisin râleur et prendre une forme sadique-comique. Mais parfois, elle peut vous tomber dessus. Elle peut tomber partout, en fait. Mais la cruauté ne prend pas toujours la forme diabolique d’une météorite destructrice d’humanité. La cruauté est bien plus subtile. Elle est bien plus cruelle, en fait, parce qu’elle sait se cacher en vous. La cruauté peut prendre la forme d’une maladie oculaire incurable dans les yeux d’un peintre aux revenus précaires. La cruauté peut se déguiser en hypertrophie cardiaque chez un jeune sportif de haut niveau qui a déjà abandonné ses études. La cruauté, enfin, peut se cacher dans la main d’un tennisman. Et pour aller plus loin, elle peut même se dissimuler dans la main qui ne sert – a priori – à rien. La main gauche d’un tennisman droitier. C’est ce qui est arrivé à Juan Martin Del Potro.

 

 

Géant aux mains fragiles

 

En 2009, à 20 ans, l’Argentin remporte l’US Open en battant Roger Federer en finale et s’annonce sans introduction comme une nouvelle forme dominante de son sport. Du haut de ses deux mètres, Del Potro bouge sur le court Arthur Ashe avec la vivacité d’un avant-centre argentin et frappe son coup droit avec une puissance de bœuf. Le service d’un géant, le punch d’un joueur de fond de court et la mobilité d’un joueur de terre. Un truc nouveau : près de 100 kilos de promesses. Professionnel à 17 ans, Del Potro est 4e mondial à 20 piges et sert à 237 km/h. Et puis, la cruauté s’est installée chez lui, dans sa main droite – son outil de travail – pour endommager ce que quinze années de travail à Tandil puis Buenos Aires avaient fini par transformer en véritable chef-d’œuvre mondial et orgueil national pour l’Argentine. En 2010, Del Potro subit donc une première opération au poignet droit et ne dispute que trois tournois. Mais il revient. En 2011, le joyeux au regard grave commence l’année en tant que 484e joueur mondial et grimpe jusqu’à la 11e place. Il a alors rangé le costume d’espoir fracassant du tennis mondial et endosse celui de joueur revenu des ténèbres. Il croit avoir tout connu et se pense certainement encore plus fort. Mais la cruauté a des ressources insoupçonnables : Del Potro rechute. Cette fois, la cruauté s’installe non pas dans la main droite de Del Potro, droitier au coup droit dévastateur. Elle choisit la main gauche. L’autre main. Celle qui ouvre les bouteilles d’eau. Celle qui glisse discrètement la balle dans la poche avant de servir. Celle qui lance mécaniquement cette même balle pour que la raquette vienne la gicler. La main qui, en théorie ne sert à rien à côté de ce talent qui vaut déjà 18 tournois gagnés et 314 victoires sur le circuit.

 

 

« Je ne veux pas détester ce sport »

 

En 2014, l’Argentin commence la saison à la 5e place et la termine à la 137e place mondiale. En un an et demi, le poignet gauche de Del Potro subit trois opérations. Après chaque tentative, sa carrière ressemble de plus en plus à un feu flamboyant qui ne veut plus s’allumer. Mais qui essaye encore de toutes ses forces. Aujourd’hui, Delpo n’a pas joué depuis mars. « Depuis mon dernier tournoi à Miami jusqu’à aujourd’hui, j’ai vécu des semaines et des mois compliqués. Des journées tristes, sombres, avec peu de lumière sur le chemin… Mais je ne me rends pas. » En juin dernier, Juan Martin Del Potro refait son apparition. Filmé chez lui dans son canapé, l’Argentin raconte ses derniers mois avec la gorge nouée, la voix fébrile, le regard morne. Au bord de la rupture, il explique les contraintes que lui impose ce qu’il appelle « mon problème ». Parce que l’angoisse provoquée par cette tendinite à la main gauche a fini par atteindre toutes les parties de son corps de géant. Surtout la tête. « Je ne veux pas me battre contre le tennis. Je ne veux pas détester ce sport. Je vais me remettre en selle en tant que personne, d’abord, avant de penser au tennisman. C’est donc la première fois que je n’entraîne ni la partie tennistique ni la partie physique. Avant, je continuais à m’entraîner sans utiliser ma main gauche. Mais à Miami, j’ai décidé de ne plus entrer sur un terrain de tennis avec des douleurs au poignet gauche. Et me voilà donc entré dans un combat mental et psychologique. » Tombé à la 578e place mondiale, Delpo se bat donc au quotidien face à la résistance de l’un de ses propres tendons. « Un long processus qui ressemble à un travail de fourmi », d’après ses propres mots. Une douleur enfouie, subtile, invisible, personnelle. Mais l’Argentin y croit encore. Et donne envie à la planète entière d’y croire avec lui. Parce que son combat a dépassé le cadre du sportif et de sa blessure. Son combat est devenu celui d’un homme qui, sur le chemin de la réalisation de l’œuvre de sa vie, a croisé une cruelle météorite. Un revers de fortune.

 

Par Markus Kaufmann

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