Les gros serveurs vont-ils au paradis ?

23 sept. 2015 à 11:12:45

Ils sont géants et raccourcissent le jeu. Les gros serveurs, du haut de leur double mètre, ne jouent pas le même jeu que les autres. Pour autant, sont-ils si méchants ?

Ils sont géants et coupent les jambes de leurs adversaires à coup de couteaux lancés dans le carré de service. Ils raccourcissent le jeu et le brutalisent. Ils déséquilibrent un sport symétrique. Les gros serveurs, du haut de leur double mètre, ne jouent pas le même jeu que les autres. Pour autant, sont-ils si méchants ?  

                                     

Il est souvent présenté comme le roi des coups. Alors qu’un bon coup droit peut être contourné, le service est incontournable et périodique. À chaque jeu, au début de chaque point, il exerce son influence royale, décisive et inévitable. Puissant, le service gouverne le jeu tout en étant hors-jeu. Une phase arrêtée, rapide, ponctuelle. D’ailleurs, lorsque deux génies innocents ont inventé les règles du tennis, le service n’était probablement qu’une ouverture au jeu. Aujourd’hui, il est devenu une potentielle fermeture expéditive. La balle est lancée en l’air, puis frappée au sol. Et le spectacle s’arrête là. Le gros serveur, celui qui remporte toutes ses mises en jeu sans avoir à jouer le moindre échange, participe ainsi à tuer le mouvement, brutaliser les courbes et étouffer la variation. Le service ne gouverne plus comme un roi, il dicte comme un dictateur.

 

Après tout, le tennis a toujours su se nourrir de la variété des styles de jeu. Mais si le phénomène des serveurs géants s’accélérait vraiment ? Autrefois, l’importance de la taille était compensée par la difficulté des géants à aller chercher certaines balles près du sol. Mais l’uniformisation des surfaces de jeu et de leurs rebonds annule progressivement ces effets. Quand tout joueur doit se battre avec une infinité d’éléments, de son coup droit à sa sélection de coups, le gros serveur se bat avec son service. Sont-ils de moins bons tennismen ayant pris un raccourci ? Dénaturent-ils vraiment le jeu ? Tuent-ils le spectacle ? Le raccourci, ici, est de voir dans la figure du gros serveur un grand méchant qui transforme le tennis en une répétition de sets soporifiques qui agonisent au tie-break.

 

Taille et enjeu

 

En basketball, la taille est un avantage certain, mais elle se mesure à la taille. Lorsqu’il a joué sa première finale NBA, Shaquille O’Neal et ses 216 centimètres ont dû affronter les 213 centimètres de Hakeem Olajuwon. En rugby, l’athlétisme des uns répond à la puissance des autres. En football, Diego Maradona et Leo Messi mesurent moins d’1m70, et Zlatan Ibrahimovic en fait une vingtaine de plus. En tennis, évidemment, tous les géants ne sont pas d’immenses serveurs. Mais la corrélation est facilement prouvée. Des quinze meilleurs serveurs du circuit, d’après le pourcentage de jeux de service gagnés, un seul mesure moins d’1m80 (Nishikori, 1m78, 9e) et seulement trois autres n’atteignent pas la barre d’1m88 : Federer (1m85, 4e), Wawrinka (1m83, 10e) et Gasquet (1m85, 13e). John Isner et Ivo Karlovic remportent ainsi entre 92% et 93% de leurs mises en jeu. En 2014, Docteur Ivo signait 24 aces par rencontre, soit six jeux entiers. Il y a quelques années, la rivalité Sampras-Agassi s’était dessinée sur un plan déséquilibré par la qualité de service de Pistol Pete. Dans un cadre plus contemporain, les 203 centimètres de Kevin Anderson et le double mètre de Marin Cilic ont fait d’immenses dégâts à l’US Open. Et dans un cadre plus moderne, enfin, Milos Raonic et Nick Kyrgios bombardent déjà le circuit. « Je n’ai pas le souvenir de m’être senti aussi impuissant au retour, même sur des secondes balles », avait dit Djokovic après avoir éliminé Raonic de justesse à Rome. Un sentiment montré par les images ci-dessous. Ne clignez pas des yeux, la balle ne traversera pas l’écran. Promis.

 

 

Sniper et vulnérabilité

 

Dans l’autre sens, on pourrait penser que les meilleurs retourneurs sont de petite taille. Mais Djokovic (1er), Murray (3e), Paire, Garcia Lopez ou encore Monaco font partie des dix joueurs qui breakent le plus souvent le service adverse (entre 28% et 36%). En fait, l’efficacité du gros serveur ne connaît pas de force capable de compenser la sienne, et c’est précisément ce qui fait sa grandeur : le gros serveur mène un combat permanent, psychologique et physique, face à la maîtrise de sa propre force. S’il devait être un soldat, le serveur serait un sniper. Il serait le tireur d’élite qui se positionne à des centaines de mètres du champ de bataille. Celui qui voit sans être vu. Celui qui tire sans être entendu. Celui qui tue sans sentir la mort. Mais l’image ne s’arrête pas là : le gros serveur, comme le sniper, est rongé par sa vulnérabilité.

 

Loin du champ de bataille, le sniper est livré à lui-même, à la fiabilité de sa position et de sa précision. Le serveur, lui, dépend de la fiabilité de son bras. Un gros serveur fatigué perd son tennis, comme Tsonga l’a montré contre Cilic et comme le Croate l’a montré à son tour contre Djokovic. Après deux sets, la statistique des points gagnés sur second service en disait long sur la profondeur du jeu des deux hommes : 86% pour le Serbe, 11% pour le Croate. Karlovic et Isner remportent moins de 10% des mises en jeu de leurs adversaires. Enfin, cette vulnérabilité est physique. Joachim « Pim Pim » Johansson l’a appris aux dépens de son épaule, contrainte à le pousser à la retraite à 26 ans. En huitième de l’Open d’Australie 2005, il avait signé 51 aces contre Andre Agassi (record mondial à l’époque). Vulnérable dans le reste de son jeu, il s’était incliné en quatre sets.  

 

Ivanisevic et les trois Goran

 

Mais la vulnérabilité est amie de la grandeur, comme le sait bien Goran Ivanisevic, l’homme aux 10 000 aces et autant de raquettes brisées. Un personnage qui tenait son manche comme un lanceur de couteaux. La plus belle expression de cette tension reste certainement le dernier jeu de la finale de Wimbledon 2001. Triple finaliste en 1992, 1994 et 1996, le Croate est alors un 125e joueur mondial sur le point de prendre sa retraite. Un tireur d’élite préparant son dernier coup : une wildcard. Mais durant deux semaines, Goran règle la mire. Ses deuxième tour, troisième tour, huitième et quart commencent tous de la même façon : un tie-break et un premier set dans la poche du Croate. Jonsson, Moya, Roddick, Rusedski, Safin et Henman meurent sous les bombes : Ivanisevic réalise 213 aces en un seul tournoi, soit plus que Nadal sur toute la saison dernière (181). A deux sets partout et 8-7 dans le 5e set de la finale qui l’oppose à un Pat Rafter aux cheveux courts, Ivanisevic sert pour le match, le tournoi, la fin de sa carrière. Bref, le Croate sert pour la postérité. Et le jeu est forcément cinématographique.

 

 

Service-volée manqué. 0-15. Service gagnant. 15A. Double faute. 15-30. Ace, sur deuxième balle. 30A. Ace, sur première balle. 40-30 et balle de match. Double faute. 40A. Service gagnant, nouvelle balle de match. Et nouvelle double faute ! Après huit points dont deux balles de match sauvées, Rafter n’a encore rien eu à faire. Entre ces quelques coups de raquette, on voit un Goran magnifique se ronger l’esprit sur une scène irrespirable. À ce moment-là, Ivanisevic n’a plus d’adversaire physique : il joue contre lui-même, son surmoi et son esprit qui ne peut que difficilement maîtriser une arme aussi puissante que ce service. « A chaque match, il y a trois joueurs en moi qui se manifestent à tout moment : Goran le bon, Goran le mauvais et Goran le fou. Et ils savent tous les trois servir des aces. » Ce jour-là, les trois Goran livrent un monologue théâtral aussi angoissant que fascinant, mêlant religion et superstition. Finalement, en sept minutes, les deux joueurs proposent un seul échange spectaculaire, ponctué par un lob inspiré de Rafter. La suite est faite de larmes, de la fabuleuse moustache d’un père bouleversé et enfin de deux services gagnants consécutifs. Ivanisevic-Rafter aurait été un immense moment tennistique sans tennis ? La grandeur n’a pas de style de jeu. Si les gros serveurs déséquilibrent le combat qui les oppose à leur adversaire, ce déséquilibre est toujours compensé par cette lutte interne, plus subtile et moins spectaculaire, mais tout aussi fascinante pour le sport. Parce que les gros serveurs vont aussi au paradis, à condition que ça se joue sur un tie-break…

 

Par Markus Kaufmann

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