Il a disputé le tournoi de Wimbledon sous quatre nationalités différentes, a fini par le gagner en portant des lunettes fumées, mais il a aussi été médaillé olympique en hockey sur glace et aurait pu devenir le premier Européen de l’histoire à jouer en NHL. Lui, c’est Jaroslav Drobny, l’homme aux mille vies en une.
Wimbledon, juin 1954. Le public londonien n’en finit plus de célébrer le vainqueur du tournoi masculin. Il était le favori des cœurs, il a fini par triompher raquette en main. Celui qui a triomphé n’est pourtant pas Britannique mais Egyptien, du moins à l’époque, et sa vie est folle. Tellement folle qu’il vaut mieux la narrer chronologiquement pour éviter de trop en perdre le fil. La vie en question est celle de Jaroslav Drobny, né à Prague en 1921 d’un père entraîneur de tennis, qui initie très tôt son fils à ce sport. Modèle de précocité, le jeune Drobny est même invité à participer à son premier Wimbledon dès 1938, en tant que représentant de la Tchécoslovaquie. Un pays qui va vite être le souffre-douleur des Nazis, tant et si bien qu’un an plus tard, à la veille du conflit mondial, c’est sous les couleurs du très provisoire protectorat de Bohème-Moravie, mis en place par Hitler, que le jeune tennisman dispute son deuxième tournoi du Grand Chelem à Londres.
Tennis l’été, hockey l’hiver
C’est alors qu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Jaroslav Drobny va la vivre d’assez loin, mais pas suffisamment pour être complètement éloigné des horreurs, notamment lors des purges de 1945, lorsqu’il assiste au lynchage d’un soldat allemand, brûlé vif et lapidé par une foule ivre de vengeance. Durant le conflit, il a tout de même pu continuer à pratiquer le tennis. Mais pas seulement, le hockey sur glace aussi, qu’il pratique assidument. Tennis pendant les beaux jours, hockey durant les mauvais. En 1946, retour à Wimbledon avec cette fois un premier bel exploit : une victoire au quatrième tour face au favori américain Jack Kramer, qui devra attendre un an de plus avant de remporter le tournoi. L’hiver 1947, Drobny est cette fois sélectionné pour disputer les Mondiaux de hockey à domicile. La Tchécoslovaquie est sacrée, avec sur les patins, un joueur de raquette décisif, auteur de 15 buts dans la compétition. L’exploit est proche d’être renouvelé l’hiver suivant en Suisse, quand la Tchécoslovaquie décroche l’argent olympique, seulement devancée par les invincibles Canadiens. Quelques semaines plus tard, le polyvalent Drobny (qui avait inscrit 9 buts aux JO) rechausse les tennis et se hisse jusqu’en finale à Roland-Garros, où il perd face à Frank Parker.
Une fuite avec deux chemises et 50 $
A cette époque, Jaroslav Drobny est à un tournant : il peine de plus en plus à concilier les deux sports et vit mal l’enfermement dans lequel est plongée la Tchécoslovaquie depuis la fin de la guerre. La franchise américaine de hockey sur glace des Boston Bruins l’invite à devenir le premier Européen à disputer la prestigieuse National Hockey League (NHL), gros chèque à la clé. Il refuse et dit désormais vouloir se concentrer à 100 % sur le tennis. C’est dans ces mêmes moments certainement – la fin des années 40 – que Drobny décide de fuir son pays, exil qu’il sait sans retour. Il est alors l’un des sportifs locaux les plus adulés, seulement devancé par le coureur de fond Emil Zatopek. En juillet 1949, à l’occasion d’un tournoi à Gstaad en Suisse, lui et son coéquipier de Coupe Davis Vladimir Cernik refusent le retour en Tchécoslovaquie et demandent l’asile politique. « Tout ce que j’avais, dira-t-il des années plus tard, c’étaient deux chemises, ma brosse à dents et 50 dollars. » Drobny se voit refuser la nationalité suissesse, puis américaine et australienne, avant de recevoir une invitation de l’Egypte, qu’il accepte. C’est donc comme égyptien qu’il décroche enfin le Graal en 1954 : un titre à Wimbledon – après deux aux Internationaux de France acquis en 1951 et 1952 – en battant de haute lutte Ken Rosewall, au cours d’une interminable finale où le est encore loin de l’instauration du tie-break tennis (13/11 6/4 6/2 9/7).
Un dernier Wimbledon en tant que citoyen anglais
Premier gaucher à l’emporter sur le gazon londonien depuis Norman Brookes en 1914, Drobny est aussi le premier à s’imposer dans un tournoi du grand chelem en portant des lunettes, souvenir d’un choc sur la glace en patins… Très élégant, sage, poli, réservé, l’ancien Tchèque devenu Egyptien par la force des choses collait parfaitement à l’esprit de Wimbledon et au mode de vie middle class anglais. Il s’installe d’ailleurs avec sa femme (anglaise) dans le Sussex dès le début des années 50 et demande chaque année la nationalité britannique, qu’il finit par obtenir seulement en 1959. C’est donc avec un quatrième passeport qu’il dispute en 1960, à 38 ans, son dernier Wimbledon à domicile cette fois, avant de prendre enfin sa retraite sportive. Pendant un temps tenancier d’une boutique de sport à South Kensington, il s’éteint à Londres le 13 septembre 2001, un mois avant son quatre-vingtième anniversaire.