Depuis 1990, il n’y a eu que trois éditions de Roland-Garros où l’Espagne n’a pas placé un des siens en demies du simple hommes ou dames : 2004, 2009… et 2015. Car oui : à mesure que Rafael Nadal et ses camarades Ferrer, Lopez ou Verdasco prennent de l’âge, un avenir morose semble se dessiner. Le pays ne compte même qu’un seul joueur de moins de 25 ans parmi les 150 premiers à l’ATP. Comment le tennis espagnol, si glorieux depuis un quart de siècle, en arrive-t-il là ? Explications, alors que cette semaine à Wimbledon ne devrait pas aider à y voir plus clair.
1/ La crise économique est passée par là…
En Espagne, il en va du sport comme d’à peu près tous les autres domaines : il a fallu attendre la fin des années Franco, en 1975, pour voir le pays entreprendre de rattraper à vitesse grand V le retard pris sur le reste de l’Europe durant les décennies précédentes. Les années 1980-90 ont été celles des investissements massifs et, dans la foulée de l’obtention des JO de Barcelone, le sport a pris sa part en matière de financements à la formation et de construction d’équipements. Comme Carlos Moya ou Juan Carlos Ferrero avant eux, Rafael Nadal, David Ferrer, Fernando Verdasco, Feliciano Lopez, Tommy Robredo et autres Carla Suarez Navarro sont les enfants de ce dynamisme économique. Mais depuis, la crise de 2008 est venue frapper le pays. Alors que le chômage est monté jusqu’à 26% de la population active (et 49% des moins de 25 ans !), le sport n’est plus une priorité. Et plus une discipline nécessite un investissement financier conséquent, plus le public s’en détourne, privant ladite discipline d’autant de potentielles forces vives aptes à émerger au haut niveau... mais aussi d’autant de rentrées d’argent nécessaires à la préservation du maillage des clubs détecteurs – une double peine, en quelque sorte. Entre 2009 et 2013, certains sports ont connu une véritable saignée en Espagne : le canoë-kayak est passé de 35 000 à 6 400 licenciés, les sports de neige et de glace de 16 000 à 3 000… Même l’historique pelote n’a pas été épargnée (de 20 000 à 12 250). Le tennis est loin d’être pareillement exsangue, mais il vacille : de 110 050 licenciés en 2009, il est tombé à 89 830 en 2013 (-18,4%), soit l’effectif le plus bas enregistré depuis 2002.
2/ … et l’explosion de l’offre aussi
C’est bien connu : le meilleur moteur d’une discipline sportive, c’est une tête d’affiche à laquelle les enfants s’identifient. Rafael Nadal a été celui-là une décennie durant, plus encore que n’importe quel autre tennis(wo)man avant lui. Mais la concurrence a été rude avec la razzia globale réalisée par les sportifs ibériques dans la plupart des sports les plus médiatiques : football, basket, cyclisme, sports mécaniques… Avec Xavi Hernandez, Andres Iniesta, Iker Casillas, Pau Gasol, Alberto Contador, Alejandro Valverde, Fernando Alonso, Jorge Lorenzo ou Marc Marquez, la jeunesse espagnole a trouvé nombre de héros auxquels s’identifier… sans parler du boum des sports extrêmes et de certaines de ses vedettes, à l’image du coureur d’ultra-fond Kilian Jornet. Grande différence pourtant : même dans ce contexte d’économie morose, les fédérations de foot, de basket, de cyclisme et de moto ont toutes surfé sur leur(s) champion(s) respectif(s) pour augmenter leur nombre de licenciés : soit de 780 000 à 855 000 pour le ballon rond, de 385 000 à 400 000 pour le basket, de 54 000 à 65 000 pour le cyclisme, et de 17 400 à 17 800 pour la moto, sport revenant le plus cher à la pratique du quintet. Seul le tennis apparaît donc en négatif sur ces cinq dernières années… En réalité, son plus grand ennemi est peut-être venu de l’intérieur : le padel, ce sport de raquette dérivé du tennis, mais plus ludique car plus immédiatement addictif que l’exigeante balle jaune. Dans le laps de temps qui a vu le tennis perdre 20 220 licenciés, le padel en a gagné presque autant (16 589), passant de 26 723 à 43 312. Destins croisés ?
3/ La grande famille du tennis espagnol n’en finit plus de s’entredéchirer
Non seulement les chiffres du tennis espagnol attestent que le bas de la pyramide est fragilisé mais, en interne, les conflits n’en finissent plus d’éclater entre la fédération et les joueurs pros. L’actuelle querelle autour de la nomination de Gala Leon Garcia à la tête de l’équipe nationale de Coupe Davis par BNP Paribas n’est qu’une énième bataille dans la guerre ouverte débutée avec la génération précédente, Carlos Moya et l’ancien président de la RFET, Pedro Muñoz, ayant même fini par s’échanger des noms d’oiseaux par presse interposée. Le fond du problème ? Le pouvoir. Historiquement, en équipe nationale, il est détenu par les joueurs. Et depuis que la fédération tente de remettre en question cet état de fait – la Coupe Davis par BNP Paribas est après tout la source principale de revenus du tennis espagnol – rien ne va plus : les joueurs accusent les dirigeants de ne pas assez valoriser ceux qui sont sur le court, quand la fédération riposte en pointant leur comportement de stars trop gâtées. Un climat délétère donc, une perte d’énergie aussi… sans parler de l’image déplorable renvoyée auprès du public. Le paradoxe étant que les académies privées ne tirent pas profit de cette situation. Si les stages de jeunes étrangers fonctionnent toujours à plein (les nombreux centres créés par d’anciens professionnels ibériques jouissent d’une excellente image internationale), la formation au long cours d’espoirs nationaux pêche. A l’arrivée, la potentielle relève du tennis espagnol repose sur quelques noms épars, plus ou moins jeunes : Pablo Carreno Busta, Jaume Munar Clar (estampillés RFET), Maria-Teresa Torro Flor (académie de Juan Carlos Ferrero) et Paula Badosa Gibert (académie Pro-Ab de Barcelone) encadrant tout de même une championne en puissance, Garbine Muguruza (débuts au tennis au Venezuela mais formée depuis l’adolescence à l’académie Bruguera). Un regard sur les catégories de jeunes en dessous confirme la tendance, puisqu’on ne compte qu’un seul garçon et qu’une seule fille parmi les 50 meilleurs au classement ITF juniors… Le phénomène n’a rien de passager.
4/ La part du hasard
Il n’y a rien que le sportif de haut niveau déteste plus que le hasard. Et pourtant nul ne peut jamais gommer totalement cette part d’incertitude, d’inexplicable même parfois. Alors oui, un pays qui a engendré un géant du jeu n’a aucune assurance de trouver une seconde fois la formule magique. Simplement car à la base de tout, il y a cette vérité : un champion ne se fabrique pas. Il est. Il a cette volonté ancrée au plus profond de lui. Et si ses aptitudes techniques et physiques sont à la hauteur de son ambition, peu importe que notre homme (ou femme) exceptionnel sorte d’une filière fédérale, privée ou même, dans certains pays, universitaire : quelle que soit la structure qui l’accompagne, le champion émergera toujours. Mais encore faut-il que la matière de départ soit là, qu’elle existe chez quelqu’un... Parce que, par définition, les sportifs hors normes ne courent pas les rues, et parce qu’un adolescent au potentiel athlétique extraordinaire ne choisira pas forcément le tennis (presque tous les tennismen vous diront avoir rêvé de devenir footballeur ou basketteur). Pourquoi Björn Borg a-t-il engendré Stefan Edberg et Mats Wilander en filiation directe, quand ces deux derniers, pourtant eux aussi d’immenses champions, n’ont ensuite inspiré qu’une poignée de joueurs sur le chemin de l’élite ? Et pourquoi l’Espagne, vierge de tout champion d’envergure depuis les années 1970, a-t-elle soudain explosé dans le sillage simultané d’Arantxa Sanchez et Sergi Bruguera vingt ans plus tard ? C’est pour ça que, par un paradoxe teinté d’ironie, le plus grand joueur de l’histoire du tennis espagnol avec ses 14 tournois du Grand Chelem, le plus grand terrien jamais vu tout court, sera peut-être aussi celui qui refermera un glorieux chapitre national, long d’un quart de siècle.