En 1989, tu étais adolescent. Alors que toi, tu ramais pour gagner un match au tournoi de ton club à Roquefort-la-Bédoule, un gamin culotté remportait Roland Garros à la surprise générale. Avec son mètre 75 et son tennis aussi rusé que peu spectaculaire, tu t’es immédiatement identifié à lui. Dix ans durant tu as subi moqueries et avanies avec dignité, à chaque défaite devant les tellement mieux armés Sampras, Agassi ou Becker. Toi, ton truc, c’était David contre Goliath. Toi, tu étais fan de Michael Chang.
…ton champion est l’un des seuls à avoir battu aussi bien Jimmy Connors que Roger Federer. Oui, Connors était un papy et Rodgeur un gamin. So what ?
…la foi ? Quoi, la foi ? Il en faut pour être un des meilleurs du monde quand on mesure 1,75m en pleine ère sauvage où des mastodontes comme Becker, Krajicek, Ivanisevic, Rosset ou Philippoussis s’ébattent en liberté sur des surfaces plus rapides les unes que les autres.
…contrairement à Nelson Monfort, tu sais qui est le mystérieux Luigi qu’il a remercié après sa finale de Roland Garros 1995 perdue contre Muster.
…tu as biché en huitième de finale au moment du service à la cuillère du lutin américain et de la double faute finale de l’ogre Lendl. Cinq ans plus tard, McEnroe le voltigeur était vengé.
…le lendemain, tu t’es rué au disquaire du coin acheter tous les albums d’Enrico Macias disponibles.
…quand tu joues avec tes potes, le service à la cuillère est un minimum syndical à chaque match. Quitte à ne plus surprendre personne et à perdre à chaque fois le point.
…tu ne manques pas une occasion de rappeler qu’avant Jim Courier et Andre Agassi, c’est ton joueur qui a rouvert le chemin du succès aux Américains à Roland Garros. Et tu étales ta culture en citant Tony Trabert, vainqueur en 1955.
…toi aussi tu joues avec une raquette au manche aussi interminable que Todd Martin et au tamis grand comme le melon de Jeff Tarango.
…tu chéris ce triple 6/1 infligé par le petit Michael à son compatriote Pete Sampras au deuxième tour de Roland-Garros 1989.
…tu chéris tout ce Roland-Garros 1989, d’ailleurs. Vaut-il mieux gagner 14 tournois du Grand Chelem, ou seulement 1, mais tellement mémorable ?
…mais quand tu es honnête avec toi-même, qu’est-ce qu’il t’a fait souffrir le martyr, le Petros Sampras. Et Andre Agassian, aussi. Sans parler de Boris Boum-Boum. Un vrai chemin de croix.
…tu es le seul fan de tennis à haïr Patrick Rafter. Cet US Open 1997, il était pour Michael. Cette défaite-là, tu sais qu’elle a détruit ton idole.
…tu n’as pas beaucoup de bons souvenirs liés au gazon. 11 éliminations rapides en 14 participations, Wimbledon pour toi c’est Guillermo Vilas qui en parle le mieux : « L’herbe, c’est pour les vaches. »
…ça te fait marrer que tout le monde se paluche devant la défense de Djokovic. La plus véloce paire de gambettes que le tennis ait connu, elle vient d’Hoboken, New Jersey.
…à chaque tombola des gamins du voisinage, tu prends le n°10. Comme le nombre de balles de break sauvées par Michael dans le 4e set de sa finale de Roland Garros contre Edberg.
…tu te souviens des pralines de coup droit de Ronald Agenor et de ce limeur d’Andrei Chesnokov. Et oui, entre Lendl et Edberg, il y a eu ces deux-là sur la route du titre à Paris.
…tu as conscience de la cruelle ingratitude du sport : tu peux avoir cumulé un Grand Chelem, une Coupe Davis par BNP Paribas, 7 Masters 1000 et 34 titres, et n’être que le n°4 dans ton pays. Avec le même palmarès, Andy Roddick a été n°1 américain pendant dix ans.
…comme Alex Corretja, tu sais que quand Pete Sampras vomit, c’est l’adversaire qui s’apprête à déguster.
…ça t’a fait bizarre de voir débouler Lleyton Hewitt. Un môme sans complexes, doté d’un œil acéré pour compenser son physique de crevette… ça t’a rappelé quelqu’un. Bon par contre les « Come on ! » rageurs, très peu pour toi.
…le site de l’ATP recense 21 joueurs nommés Chang. Mais à tes yeux il n’y en a qu’un. Allez, deux : dans ton infinie bonté, tu reconnais les mérites de Carl Chang, le grand frère, piètre joueur mais entraîneur méritant de son cadet.
…Rafa, précoce ? A l’âge où Michael battait Edberg en finale de Roland-Garros, Nadal battait Tomas Zib en finale du Challenger de Ségovie.
…tu sais que le concept de tournée d’adieu est définitivement mieux adapté à la chanson qu’au tennis. 2003, les 12 stations du calvaire. …ça te convient très bien qu’il se la joue discret depuis sa retraite, plutôt que de cabotiner sur le Senior tour. D’ailleurs tu te verrais bien partager un moment de calme avec lui, à taquiner goujons et ablettes au bord d’une rivière.
Par Guillaume Willecoq